Existe-t-il une créativité française originale ?

Par Louisa Toubal, Chef de projet La Fabrique de l'industrie

L’impact de la robotisation sur l’emploi alimente de nombreux débats. Cette question est légitime mais elle ne doit pas donner lieu à des craintes exagérées. Surtout, elle tend à éclipser les réflexions autour de l’évolution de la nature du travail, tout aussi importantes. L’introduction de nouvelles technologies et la diffusion très large des outils numériques demandent, en effet, une réorganisation du travail, de nouvelles compétences, de nouveaux métiers et donc une élévation des qualifications. Il en découle de nouvelles attentes à l’égard du système de formation.

Le numérique ne détruit pas les emplois : il les transforme
Trois millions. C’est le nombre d’emplois qui devraient être supprimés en France par la numérisation d’ici 2025 selon le cabinet Roland Berger. Pour parvenir à ce chiffre, le cabinet a appliqué à l’économie française les résultats de Frey et Osborne, deux chercheurs britanniques, qui estiment pour leur part que près de la moitié des emplois américains présentent un fort risque d’automatisation d’ici dix ou vingt ans. Ces études, largement relayées dans la presse, alimentent les craintes de destructions d’emplois liées à la robotisation. Les usines ont pourtant peu de chances de se vider de leurs travailleurs. Il faut d’abord préciser que l’introduction de nouvelles technologies s’opère de manière progressive dans les entreprises, en tenant compte des contraintes liées à l’outil industriel déjà en place. La création ex nihilo d’usines totalement automatisées n’est que l’exception, pas la règle générale. Ensuite, il faut rappeler que le robot ne se substitue pas à des emplois mais à des tâches : l’OCDE estime qu’un tiers des emplois industriels comportent une proportion importante (entre 50 et 70 %) de tâches automatisables et seront donc réorganisés en profondeur. L’homme ne disparaîtra donc pas de l’usine. Mais il est vrai que son rôle est amené à évoluer. Il sera en charge de tâches que le robot reste incapable de réaliser car elles requièrent de la créativité, des interactions sociales, etc. Il est le seul à avoir une compréhension fine du produit, à pouvoir envisager l’amélioration de la qualité, ou encore à pouvoir gérer certains incidents des systèmes complexes (machines connectées…).
Les exercices de quantification de l’effet de l’automatisation sur l’emploi doivent donc être considérés avec beaucoup de prudence. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’automatisation détruit des postes à faible valeur ajoutée et fait émerger de nouveaux emplois qualifiés, nécessitant des compétences spécifiques. Ce mouvement s’articule avec la création concomitante d’emplois peu qualifiés dans les activités de services protégées de la robotisation (services à la personne, hôtellerie, ménage, etc.). Finalement, le progrès technique n’induit pas tant la destruction des emplois que le creusement d’un fossé entre niveaux de qualifications : on parle de polarisation des emplois. On ne peut surmonter cet inconvénient qu’en investissant massivement dans la formation des jeunes et des actifs, afin de stimuler l’élévation de leurs qualifications.

Plus que le volume d’emplois, ce sont le contenu et l’organisation du travail qui sont transformés
Le numérique induit une transversalité accrue entre les différents services de l’entreprise, entre les fonctions de conception et de production et entre salariés d’entreprises partenaires (clients, fournisseurs, etc.). De nombreuses entreprises (Michelin, Airbus, Somfy, etc.) ont fait évoluer leur organisation pour tenir compte de ce nouveau contexte. Elles ont réduit les niveaux hiérarchiques et fait émerger de nouvelles méthodes de travail plus collaboratives, plus participatives, en donnant davantage de marges de manœuvre aux opérateurs et aux collaborateurs. Ces divers modes d’organisations améliorent la performance (réduction des risques psychosociaux, de l’absentéisme, etc.)1.

Toutefois, transformation digitale ne rime pas toujours avec enrichissement du travail. D’une part, l’automatisation est parfois déployée dans une pure logique de compétitivité-coût : standardisation toujours plus poussée des process, division étroite des tâches… Ce choix paraît difficilement tenable tant il présente des limites évidentes face à la concurrence des pays à bas coûts. D’autre part, certains redoutent que les outils numériques servent à contrôler et à évaluer les salariés sur des critères de performance, plutôt que de les libérer de tâches pénibles. Les syndicats de salariés, en particulier, se disent très vigilants, en France comme en Allemagne, face à ce qu’ils redoutent comme un dévoiement de l’industrie du futur. La concertation avec ces derniers est donc essentielle pour que l’introduction d’outils modernes se traduise effectivement par une montée en gamme et en compétences.

Former à de nouveaux métiers dans le Big data
De plus en plus, les machines sont dotées de capteurs pour enregistrer les caractéristiques des différentes étapes de la production. Les produits eux-mêmes en sont munis, soit pendant leur fabrication soit, plus tard, pendant leur utilisation par le client. Tout ceci génère une quantité importante d’informations (sur la performance industrielle, sur les habitudes de consommation…) qu’il s’agit ensuite de traiter pour améliorer son efficacité et enrichir son offre commerciale, par exemple en proposant des services associés. Ces transformations suscitent de fortes attentes de profils hautement qualifiés dans le domaine du Big data : le data scientist, par exemple, chargé de « faire parler » les données et de les présenter sous un format simple, ou encore le data protection officer, garant de la protection des données sensibles au sein de l’organisation.
L’offre de formation dans ces domaines est récente et en pleine structuration. Le cabinet de conseil Quantmetry évalue par exemple les besoins des entreprises en data scientists entre 5 000 et 10 000 recrutements par an, alors que l’offre est d’à peine 300 diplômés. De plus, les employeurs recherchent souvent une double compétence IT et métier : statistiques, mathématiques mais aussi développement, marketing, etc. Il existe encore très peu de formations pour les licences et Bac+2 ; les formations les plus avancées sont plutôt mises en place dans les grandes écoles. Soulignons également des initiatives comme l’École 42 ou la Grande école du numérique.

Des attentes renouvelées à l’égard du système de formation professionnelle
A côté de ces nouveaux métiers, l’ensemble des salariés devront faire évoluer leurs compétences. Les industriels recherchent des profils sachant allier compétences techniques (hard skills) et compétences transversales (ou soft skills) : adaptabilité, travail en équipe, capacité à résoudre des problèmes complexes, esprit critique, travail autonome, esprit d’initiative, etc.). De plus, chaque salarié devra savoir utiliser des interfaces numériques (ordinateurs, tablettes, machines à commandes numériques, etc.).
En conséquence, l’appareil éducatif doit adapter non seulement le contenu des formations mais aussi la façon dont elles sont dispensées. L’enseignement professionnel ne peut être centré sur des savoirs «disciplinaires». Au contraire, il faut progressivement introduire de nouvelles méthodes d’apprentissage pour développer des compétences transversales : classes inversées, formations de pair à pair, projets interdisciplinaires, etc. Former les enseignants au développement de compétences numériques et à l’usage des nouveaux outils à des fins pédagogiques devient une priorité.

Pour en savoir plus : «Travail industriel à l’ère du numérique – se former aux compétences de demain», Thibaut Bidet-Mayer, Louisa Toubal, Presse des mines, novembre 2016

1 Bourdu E., Pérétié M-M., Richer M., 2016, «La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité – Refonder les organisations du travail», octobre.

Retrouvez Louisa Toubal lors des Jéco 2016 sur Robotisation, numérique : quel avenir du travail dans l’industrie ?

origine du blog
Auteurs du billet