Pourquoi l’emploi se polarise

Gregory Verdugo, Maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au Centre d’Économie de la Sorbonne

 

« L’époque est favorable aux plus diplômés qui jouissent d’une économie de plus en plus gourmande en talents et compétences. »

Le long des trois dernières décennies, le travail a pris un nouveau tournant. Si l’après Seconde Guerre mondiale avait vu les inégalités de salaire reculer, depuis les années 1980, les écarts se creusent continument. Les écarts de salaire augmentent tout le long de la distribution, à la fois entre les bas et moyens ou entre les moyens et hauts salaires. Dans d’autres pays comme la France, si les inégalités de salaires restent stables, c’est le risque de chômage et de précarisation qui frappe toujours plus les moins qualifiés.

A cet essor des inégalités s’ajoute un grand chamboulement de la composition des emplois. D’un côté, l’époque est favorable aux plus diplômés qui jouissent d’une économie de plus en plus gourmande en talents et compétences. Chez les emplois qualifiés, les postes à haut niveau d’expertise ont progressé et les effectifs des ingénieurs, juristes ou cadres commerciaux ont triplé en trente ans. Mais en bas de l’échelle, les moins diplômés subissent le recul de l’emploi intermédiaire. Les postes d’ouvriers qualifiés se raréfient dans l’industrie mais déclinent aussi les effectifs des employés moyens comme comptables, guichetiers ou secrétaires. Cette nouvelle donne impose à de nombreux salariés de se tourner vers les services peu qualifiés, notamment les services à la personne, où les emplois sont moins payés et peu stables mais où les besoins des employeurs sont forts. Les économistes parlent de polarisation pour désigner cette recomposition de l’emploi autour de deux pôles dont les conditions de travail, les perspectives et les rémunérations s’éloignent de plus en plus. Alors que les peu qualifiés souffrent de la disparition des emplois intermédiaires, les très qualifiés profitent d’une économie de plus en plus gourmande en diplômes et compétences.

Gagnants et perdants de la révolution informatique

« Les ordinateurs ont remplacé le travail élémentaire et répétitif humain qui composait de nombreux emplois intermédiaires. »

Ce grand bouleversement du marché du travail s’explique d’abord par la nature du changement technologique récent, l’informatique, qui a révolutionné l’organisation des entreprises. Les ordinateurs fonctionnant en suivant des procédures et règles explicites préalablement programmées, ils se sont avérés très doués pour effectuer des tâches dites « routinières » qui caractérisaient le travail humain dans les emplois intermédiaire. Un ordinateur peut commander un robot dans l’industrie, établir des feuilles de paye, ou distribuer de l’argent. En raison de leur efficacité et leur faible coût, les ordinateurs ont remplacé le travail élémentaire et répétitif humain qui composait de nombreux emplois intermédiaires. Les emplois les plus détruits par l’informatisation furent ainsi ceux des opérateurs sur des chaînes de production qui furent automatisées mais aussi ceux des employés de bureau ou secrétaires.

Au contraire, les plus qualifiés sont les gagnants du progrès technologique. Non seulement les ordinateurs ne peuvent remplacer leur travail, mais ils le complète et les rendent plus productif. En démultipliant la quantité d’information et facilitant sa recherche, l’Internet facilite la spécialisation des connaissances et permet de se concentrer sur les tâches d’analyse. Grace aux progrès de l’informatique, les entreprises ont demandé toujours plus de travail qualifié ce qui a permis d’absorber l’arrivée de larges cohortes de diplômés du supérieur sans que leurs salaires ne se réduisent.

Le commerce international menace-t-il l’emploi ?

« L’emploi intermédiaire a reculé face à la croissance du commerce avec les pays à développement. »

Le commerce international bénéficie au consommateur en décuplant ses choix et en modérant les prix. Indirectement, en libérant des revenus, il stimule aussi la demande et l’emploi dans le secteur des services. Mais derrière le consommateur se trouve aussi un travailleur aux intérêts parfois opposés. Si le commerce international favorise le premier, son effet sur le second est plus ambigu.

Il est aujourd’hui clair que l’emploi intermédiaire a été victime de la croissance du commerce avec les pays à développement. L’accélération du commerce avec les économies à bas coûts du travail émergentes a conduit les entreprises des pays développés à se spécialiser dans les tâches les plus sophistiquées de conception, celles où l’analyse d’information et la créativité sont mobilisées. Au contraire, les tâches basiques de production sont toujours plus externalisées ce qui a entraîné la destruction d’une grande partie d’emplois industriels intermédiaires dans les pays développés.

Des études récentes montrent sur les Etats-Unis et la France montrent que, à la suite du boom des importations liées à l’accession de la Chine à l’OMC durant les années 2000, le marché du travail s’est très dégradé dans les régions les plus concurrencées par la Chine. Pour la France, les destructions d’emplois industriels liées à la concurrence chinoise sont quantifiées à 100,000 emplois entre 2001-2007, soit 20% des 500,000 emplois perdus dans ce secteur.

Qui peut dompter le marché ?

« Les institutions du marché du travail gardent un rôle central »

Bien sûr, on ne doit pas oublier que le marché du travail est un marché où le jeu de l’offre et la demande est limité par un ensemble de normes et de règles qui sont cruciales pour les inégalités. Malgré le rôle important de la technologie et du commerce, les institutions du marché du travail gardent un rôle central et elles ont modelé la réponse de chaque pays à l’informatisation et à l’essor du commerce international et, selon les cas, ont freiné ou accéléré la polarisation de l’emploi. Selon de nombreux travaux, le salaire minimum et la manière de négocier collectivement les salaires ont influencé comment les inégalités et l’emploi ont répondu aux progrès technologiques et à la mondialisation. Elles ont surtout affecté les salaires des moins qualifiés, ceux qu’elles cherchent le plus à protéger. Pour les bas salaires, le salaire minimum a réduit puissamment les écarts salariaux en France. La centralisation des négociations salariales au niveau des branches a aussi contribué à limiter les inégalités de salaires en nivelant les salaires entre entreprises dans un secteur. Là où ces institutions sont restées fortes, elles ont préservé les petits salaires d’une baisse et ont modéré les écarts de salaire.

Mais ces institutions sont aussi suspectées, si elles sont trop contraignantes, de freiner les créations d’emplois et de contribuer à un chômage élevé chez les peu qualifiés. Elles n’ont notamment pu freiner les destructions d’emploi et, trop de protection est suspecté d’avoir découragé les créations. Comment adapter les régulations au nouveau contexte du marché du travail est un enjeu essentiel des politiques d’emploi dans les années à venir.

Quel travail demain ?

« Chaque année, les possibilités techniques permettant aux ordinateurs et robots de simuler le raisonnement humain et devenir intelligents sont décuplées. »

Le progrès technologique n’a pas fait disparaître le travail. Mais qui sait si cela n’est pas pour demain ? La prochaine vague de machine pourrait être, cette fois, vraiment différente. Jusqu’ici, les machines n’étaient pas douées pour les tâches abstraites et manuelles non-routinières mais les avancées de la robotique et l’informatique pourraient vite changer la donne. Chaque année, les possibilités techniques permettant aux ordinateurs et robots de simuler le raisonnement humain et devenir intelligents sont décuplées: l’augmentation des capacités de calcul permet d’analyser et répondre plus adroitement aux stimulations externes ; la communication avec l’environnement est de plus en plus fine grâce à une batterie de puissants capteurs aidée de programmes capables notamment de comprendre les plus subtiles nuances du langage humain et de reconnaître des visages et objets ; les possibilités de stockage des données sont décuplées avec le développement du « cloud robotics » où chaque robot accumule et partage en réseau expérience et information avec ses confrères robots.

Mais les emplois des moins qualifiés ne sont pas les seuls à être menacés. Les capacités d’analyse grandissante des ordinateurs leurs permettent maintenant d’aider à la décision dans des tâches complexes, notamment dans le domaine médical ou juridique, où elles remplacent ainsi du travail qualifié. Au Memorial Sloan-Kettering Cancer Center à New-York aux États-Unis, un programme informatique aide les cancérologues à déterminer le traitement le plus approprié pour les patients. Le programme se nourrit de 600,000 rapports médicaux, 1,5 millions de dossiers de patients et d’essais cliniques, et 2 millions de pages publiés dans ces journaux médicaux. Il apprend et s’améliore en permanence. Dans le domaine du droit, le ‘Clearwell System’ utilise les techniques d’analyse automatique de langage pour classifier les masses de documents transmises aux parties avant les procès qui peuvent comprendre plusieurs milliers de pages. En deux jours, l’ordinateur est capable d’analyser de manière fiable 570,000 documents. Il fait économiser l’équivalent du travail de dizaines d’avocats et juristes, et permet de gagner un temps précieux dans la préparation des procès.

Faut-il craindre ces évolutions ? Aucune loi fondamentale en économie ne garantit que chacun va pouvoir trouver un emploi correctement rémunéré dans le futur. La dégradation des emplois qu’a entraîné la polarisation rappelle que le progrès n’améliore pas toujours leur qualité. Mais offrira-t-il au moins des emplois ?

Pour en savoir plus : Gregory Verdugo a publié en juin 2017 « Les nouvelles inégalités du travail : pourquoi l’emploi se polarise » aux Presses de Sciences Po, collection Sécuriser l’emploi.

Retouver Gregory Verdugo sur la conférence des Jéco 2017 Comment le progrès transforme le travail ?

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