Annuler la dette publique: une nécessité dénigrée

Guy longueville
Economiste, ancien responsable des études économiques risque-pays d’une grande banque internationale

Alors que la dette publique française pourrait dépasser 130 % du PIB dans deux ou trois ans contre 99 % en 2019 et 65% en 2007, l’annulation de la dette due aux effets de la pandémie a fait irruption dans le débat public. La dérive est comparable dans la plupart des pays de l’Union Economique et Monétaire (UEM) de sorte qu’une simple normalisation des taux d’intérêt pourrait questionner la solvabilité de plusieurs de ses Etat membres. Cet article plaide pour une annulation calibrée des dettes publiques détenues par la Banque centrale européenne (BCE). Elle discute les objections que certains économistes lui opposent.

L’annulation : de quoi parle-t-on ?

L’annulation envisagée concerne la dette d’un Etat membre achetée par la BCE. Elle pourrait être rayée ou prendre la forme d’une dette perpétuelle non rémunérée. L’annulation exclurait donc les titres de dette publique détenus par les banques commerciales, les investisseurs institutionnels ou tout autre investisseur privé.

 La mesure devrait être exceptionnelle, conséquence d’un choc tout aussi exceptionnel,  celui de la pandémie. Son montant devrait se limiter à l’estimation des effets de ce choc sur les dettes publiques des Etats membres. Les dettes générées par les déficits conjoncturels ou structurels n’ont pas à être prises en compte

L’annulation de dettes achetées par la BCE a pris un sens équivoque depuis que cette dernière procède à des opérations de « Quantitative Easing » (QE). La BCE achète par l’intermédiaire des Banques Centrales Nationales (BCN) de l’euro-système des obligations sur les marchés secondaires des pays de la zone euro. En contrepartie, elle crée de la monnaie[1]. Cette création est temporaire. Elle dure tant que ces créances ne sont pas revendues sur un marché ou remboursées à l’échéance et en ces deux cas, démonétisées. Mais ce temporaire peut se prolonger. Pour faciliter le financement des Etats fragilisés par la pandémie, la BCE a lancé en mars 2020 un programme massif de rachat de dettes ciblé sur ces derniers. Elle accroit l’actif de son bilan en obligations souveraines. Elle  le consolide en achetant des obligations courantes pour remplacer les anciennes arrivées à échéance. La BCE a indiqué vouloir ainsi maintenir jusqu’à fin 2022 le stock de dettes publiques qu’elle  détiendrait fin 2021. Des économistes comme Patrick Artus n’hésitent pas à qualifier d’annulation ces achats renouvelés d’obligations publiques par la BCE, bien que les obligations achetées soient honorées par les débiteurs. Cet usage intensif du QE peut effectivement être interprété comme  une annulation rampante et temporaire tant que la BCE ne décide pas d’alléger l’actif de son bilan en obligations publiques. Mais cette annulation temporaire ne saurait être assimilable à une annulation définitive qui serait décidée dans un cadre institutionnel. La confusion des deux modalités occulte la question de fond correspondant à la réalité d’aujourd’hui : Serait-il bénéfique d’annuler le remboursement de dettes publiques déjà détenues par la BCE et ainsi de rendre définitive une annulation temporaire[2] ? C’est dans le cadre de cette question que doit être posé, pour l’essentiel, le débat sur l’annulation.

L’annulation : des objections discutables

Sont discutées ci-dessous les principales objections à l’annulation relevées ces derniers mois.

1/ L’annulation est déjà réalisée. C’est l’opinion de Patrick Artus qui interroge : « Pourquoi vouloir annuler puisque c’est déjà le cas suite aux achats massifs d’obligations par la BCE ? ». Cette confusion entre annulation temporaire et définitive évacue le problème de la sortie d’une annulation temporaire. Qu’en sera-t-il plus tard lorsque la BCE cessera de renouveler les achats de dettes arrivées à échéance ? Le marché serait-t-il disposé à les absorber ? Pourra-t-on éviter des mesures contraignantes à l’encontre des banques commerciales et des investisseurs institutionnels dont pâtiront in fine les ménages ? Quelles marges de manœuvre si une nouvelle crise survenait ? « On verra bien demain » disent certains. Pourquoi ne pas lever dès maintenant cette incertitude et limiter notre vulnérabilité à un futur imprévisible par une annulation  de dette bien calibrée ?

2/ L’annulation fait courir un risque de retour au laxisme budgétaire et « de perte de confiance dans la monnaie », ainsi que le prédit Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE. Le caractère exceptionnel et circonscrit de l’annulation proposée met à mal cette objection. D’un usage fréquent dans les pays développés aux XIXème et XXème siècles, le financement monétaire des déficits publics est interdit par les traités de l’UEM. Il s’agirait d’une décision «One-Shot», dérogatoire aux statuts du Système Européen des  Banques Centrales (SEBC). Jusqu’à présent, les acteurs économiques n’ont pas interprété l’annulation rampante et discrète orchestrée par la BCE depuis le printemps 2020 comme un signe de laxisme budgétaire. Ils n’ont pas boudé l’euro. La préférence pour la liquidité est restée forte. Pourquoi en irait-il autrement de la substitution d’une annulation définitive à une annulation temporaire ? Elle supprimerait le risque lié à la sortie d’une annulation temporaire. Elle pourrait même renforcer la crédibilité de l’euro.

3/ « L’annulation  s’appelle restructuration… qui appauvrit les épargnants, détruit les banques et dégrade la réputation financière du pays » écrivait Jean Pisani-Ferry dans une chronique du Monde datée du 12-13 mai 2020 et intitulée « Annuler la dette ? Une mystification ». Les restructurations de dette souveraine dans les PED  s’accompagnent en effet de graves difficultés. Mais elles résultent du délabrement économique et de la faillite de l’Etat qui ont imposé cette restructuration et non pas de l’opération elle-même qui a eu souvent, à l’inverse, des effets bénéfiques sur les économies des pays concernés. La zone euro ne se trouve pas dans une situation comparable à celle de PED en faillite. Une annulation devrait enrichir le contribuable qui aura moins à rembourser. Elle améliorerait la solvabilité de l’Etat, ne dégraderait pas la qualité des bilans bancaires et ne lèserait pas l’épargnant si l’inflation est maitrisée.

4/ En cas d’annulation, « l’Etat serait en défaut de paiement » déclare Patrick Artus. Un Etat ne peut être en défaut vis-à-vis de sa Banque centrale sinon il serait en défaut vis-à-vis de lui-même. Le défaut d’un Etat ne peut être acté que si ce dernier n’honore plus ses dettes vis-à-vis de créanciers tiers, hors Trésor public et Banque centrale. De plus, l’opération d’annulation envisagée ne peut être qualifiée de « restructuration ». Une restructuration est définie comme un accord négocié entre des créanciers, institutions internationales, autres Etats ou investisseurs privés, et un débiteur, l’Etat en défaut de paiement. Ce qui n’est pas le cas. Le débiteur (l’Etat) n’est pas en défaut de paiement. Le créancier (la BCE) est son institut d’émission monétaire.

5/ L’annulation entrainerait une diminution des fonds propres de la BCE. Toutefois,  Baptiste Bridonneau et alii[3] rappellent que « si la Banque centrale annulait une créance qu’elle détient, aucun fardeau ne serait transféré sur quiconque puisque son passif n’est exigible  par personne ». De plus, les détracteurs de l’annulation font valoir que substituer de la monnaie à de la dette n’apporte pas de gain aux Etats. Ces derniers s’allègeraient de charges d’intérêt mais aussi « de futurs dividendes qui leurs reviennent des Banques centrales  dont ils sont actionnaires ». « Ils ne seraient à l’arrivée, ni plus riches ni plus pauvres », écrit Jean Pisani-Ferry[4]. En réalité, ils seraient plus riches d’une dette qu’ils n’auraient plus à rembourser et probablement aussi, d’une détente des taux d’intérêt si les marchés financiers, moins sollicités, allégeaient leur pression. L’auteur ajoute que « la dette du secteur public (Etat plus BCE) resterait la même ». Ce qui disparaîtrait sous forme de dette d’Etat (l’annulation) réapparaîtrait en effet sous forme de dette de la BCE (la monnaie créée). Au-delà de cette équivalence comptable, la substitution de la monnaie à de la dette publique est-elle une option gagnante dans la durée ? L’hypothèse suivante peut être   prudemment avancée.  Pour la dette, les risques de tension sur les taux des obligations d’Etat seront probablement durablement atténués (marchés financiers moins sollicités, solvabilité du secteur public améliorée). Pour la monnaie, le risque d’un durcissement de la politique monétaire entraînant une montée des taux d’intérêt est faible et éloigné dans le temps, en lien avec les perspectives tout aussi lointaines d’inflation.

6/Une monétisation excessive, contrepartie de l’annulation, présente un risque inflationniste. Rappelons que l’annulation d’une créance déjà détenue par la BCE ne crée pas de monnaie. L’annulation transforme la monétisation temporaire en monétisation définitive (voir ci-avant). Ce rappel suffirait à invalider l’objection.

Le risque inflationniste peut néanmoins être appréhendé au regard des achats massifs de titres de dette par La BCE depuis 2010. Son bilan représentait 10 % du PIB de la zone euro fin 2008, 39% fin 2019 et environ 50 % en juin 2020[5]. La quantité de monnaie en circulation a explosé sans qu’il en résulte de tension sur les prix des biens et des services. Aujourd’hui, les sous-jacents de la modération des prix se renforcent au point de voir réapparaître des tendances déflationnistes. La BCE a lancé ce printemps un programme de rachat de dettes  jusqu’en juin 2021 plafonné à 1350 milliards d’euros sans mentionner de  risque inflationniste lié. La zone euro dispose donc encore de marges substantielles de monétisation. Pourquoi bannir dans ces conditions l’idée d’un bilan de la BCE pouvant atteindre environ 55 % du PIB de la zone euro sous l’effet d’une annulation de dettes publiques, temporaire ou définitive? Quelques centaines de milliards d’euros de monnaie additionnelle ne modifieront pas substantiellement la trajectoire de la liquidité mondiale largement déterminée par l’offre de monnaie de la FED, de la BoJ et de la BoE. Au cours du premier semestre 2020, le bilan de la BCE s’est gonflé d’environ 1 trillion de dollars contre  près de 11 pour les principales banques centrales mondiales d’après Natexis. Cette liquidité n’a pas de frontière. Elle déferle cette année en surabondance. Elle investit la zone euro, survalorise le prix des actifs, fait craindre des bulles, mais ne pèse pas sur le prix des biens et des services.

7/ L’annulation présente un risque de choc financier. « Annoncer aujourd’hui une annulation ferait monter brutalement le coût de l’endettement public » prévoit  Jean Pisani-Ferry.  « Cela créerait une panique sur les marchés » craint Patrick Artus. C’est possible. Mais les marchés financiers ont la capacité d’apprécier leur intérêt commun si une communication de qualité de la BCE et de la Commission européenne leur apportait une visibilité sur les conséquences d’une annulation préparée. L’histoire économique nous rappelle que les décisions importantes, comme celles de dévaluer, ont été plus bénéfiques lorsqu’elles ont été prises « à froid » que lorsqu’elles ont été « prises « à chaud ». L’option d’une annulation n’échappe pas à cet enseignement. Mieux vaut opérer aujourd’hui dans un cadre clarifié, que demain dans la précipitation si l’on était au bord du gouffre. Les Etats de l’UEM empruntent aujourd’hui sans douleur. Grâce au programme massif de rachat renouvelé de dettes par la BCE ciblé sur les Etats fragiles, les primes de risque sont gommées. Les taux d’intérêt à court et long terme sont quasi-nuls. Les marchés financiers ne sont pas dupes de la monétisation discrète en cours de la dette publique. Ils ne s’en émeuvent pas. Ils apprécient même ses effets bénéfiques. Ils pourraient donc s’accommoder, voir saluer, une annulation officialisée. Un ratio de dette publique sur PIB réduit de 10 à 30 points pour les Etats membres et l’effacement du problème de la sortie du QE devraient être considérées favorablement par les agences de rating et les marchés. « L’annulation est bénéfique si elle améliore la coordination et la crédibilité des politiques monétaire et budgétaire » indique Thomas Philippon, professeur de finances à la Stern School of business de New-York. L’annulation ouvre en effet des marges aux politiques économiques que les investisseurs sont tout à fait à même de valoriser. Reste aux gouvernants d’avoir la sagesse de s’en saisir.

Conclusion : s’affranchir du dogme

Annuler la dette n’est pas une mystification réifiée par une pensée économique absconde ou partisane. L’annulation ne doit pas être écartée pour de mauvaises raisons, doctrinales ou économiques, des mesures de politique économique nécessaires pour préserver le tissu économique, endiguer la pauvreté, restaurer la cohésion sociale et consolider la démocratie. Les entreprises souffrent. Le chômage et les inégalités augmentent. L’annulation offrirait de la flexibilité pour s’affranchir du renouvellement des politiques d’austérité conduites à partir de 2010, éviter des hausses d’impôts et ouvrir des marges de manœuvre budgétaires indispensables. Elle  allégerait la charge de remboursement des générations futures et atténuerait la vulnérabilité de nos économies à de futurs chocs probables.

L’enjeu est européen, à l’échelle de chaque pays comme à celui de l’Union. Thierry Breton écrivait récemment : « Cette masse de dettes va conditionner les règles du monde à venir, pour nous-mêmes et pour nos enfants ». Pourquoi ne pas accueillir l’idée d’une annulation de la nouvelle dette publique générée par la pandémie ? La proposition se heurte à l’opposition de la plupart des Etats membres, dont les pays dits « frugaux ». Elle pourrait mettre à mal le fragile consensus européen et parasiter d’autres mesures importantes comme le plan de relance de la Commission européenne. Elle se heurte aussi à celle de la BCE. Annuler la dette reviendrait en effet à briser un dogme sanctuarisé dans les statuts de la Banque. Mais que vaut un dogme au regard des difficultés exceptionnelles qui nous frappent ? Un dogme désormais inadapté aux réalités de la crise ?

Guy Longueville
30 juin 2020

 

[1] La BCE a initié le QE en mars 2015 puis arrêté le programme en décembre 2018. Ce dernier a été relancé en  novembre 2019 (trou d’air conjoncturel) puis intensifié en mars 2020 (pandémie). Un programme proche, le « Secondary Market Program » (SMP) avait été introduit en mai 2010. Il avait pour objet de racheter les dettes souveraines de pays de la zone euro faisant face à la défiance des investisseurs. Mais à la différence du QE, la monnaie créée à l’occasion du rachat d’obligations publiques était stérilisée par des emprunts d’un montant équivalent auprès du secteur bancaire. Depuis mars 2015, la création monétaire accompagne les achats de dettes par la BCE.

[2] Modalité complémentaire de la précédente, La BCE pourrait aussi acheter des obligations directement sur le marché primaire (ce que ses statuts  lui interdisent  à l’inverse de la BoE et de la FED) pour ensuite les annuler.

[3] Journal « Le Monde » 14-15 juin, « Qui va payer la dette européenne » ?

[4] L’affirmation vaut pour l’ensemble des Etats mais est inexacte au niveau de chacun. Les dividendes distribués par la BCE sont répartis entre Etats membres proportionnellement au capital libéré apporté par chacun. Les intérêts payés par chaque Etat membre à la BCE dépendent des obligations publiques qu’elle détient sur chacun. Si les intérêts perçus par la BCE se retrouvent globalement distribués sous forme de dividendes, certains Etats seront à l’arrivée plus riches et d’autres plus pauvres.

[5] Le bilan de la BCE a augmenté de 923 milliards d’euros sur les cinq premiers mois de l’année pour atteindre 5596 milliards début juin; PIB nominal de la zone euro estimé en baisse de 6% en 2020