Changer de modèle ? Chiche !

Texte proposé par Gilles Rotillon
Professeur émérite en sciences économiques, Université Paris-Nanterre

Jeudi 26 mars, lors de Vous avez la parole, l’émission de France 2 consacrée au corona virus, le ministre de la santé, Olivier Véran, a été interpellé sur la responsabilité du gouvernement dans l’évolution dramatique de la crise sanitaire, qui aurait peut-être pu être réduite si les mesures nécessaires avaient été prises plus tôt. Face à lui, le professeur Juvin et une infirmière dénonçaient vivement les pénuries de toutes natures qui rendaient si difficile l’action des soignants. Dans sa réponse, Olivier Véran expliquait que la France n’avait pas plus mal ni moins tardivement réagit que les autres pays, qui eux-mêmes souffraient aussi de ces pénuries. Autrement dit, si responsabilité il y avait, c’était de l’ordre de l’impossibilité à garantir le risque zéro, pas un État, fut-il le plus puissant, ne pouvant assurer qu’il aurait, le jour venu, face à une crise inédite de cette nature, les moyens matériels d’y faire face. Il n’est évidemment pas question de s’en prendre à la personne du ministre, et ce, d’autant plus qu’il a hérité de cette « patate chaude » très récemment, à la suite de la reconversion d’Agnès Buzyn en candidate suicide à la mairie de Paris. Mais il faut cependant souligner l’immense point aveugle de sa réponse qui est en même temps la réponse à la question qui lui était posée sur la responsabilité du pouvoir dans la crise. Car, oui, la France n’est pas une exception dans la situation actuelle, et non seulement l’Italie ou l’Espagne, mais les Pays-Bas, les USA, la Grande-Bretagne, le Canada, le Japon et bien d’autres connaissent l’explosion de la contamination et les pénuries de moyens (masques, gants, respirateurs, gels, lits). Mais en rester à ce constat, c’est ne pas voir que ce qui est également commun à tous ces pays c’est aussi, et ce depuis plus de trente ans, la mise en tension des services publics de santé, leur gestion sur des critères de rendement et de réduction des coûts qui les a tellement fragilisés qu’ils sont aujourd’hui dans l’impossibilité de répondre à la crise actuelle. Pour ne prendre qu’un exemple, entre 2003 et 2016, ce sont 64 000 lits qui ont été supprimés en France. Où il est actuellement de bon goût d’applaudir au dévouement des soignants, (qui risque hélas de prendre des allures de sacrifice pour beaucoup), et on ne dira jamais assez ce que nous leur devrons. Mais il faut aussi souligner que les cris qu’ils poussent sur leurs conditions de travail à l’hôpital depuis plus d’un an avec obstination ont été poussés en vain face à un gouvernement resté sourd à leur détresse. Ils en paient maintenant le prix et nous avec et ce ne sont pas nos applaudissements qui vont résoudre le problème. Et il n’y a pas que le système de santé qui a été laminé dans tous les pays où le credo libéral s’est répandu comme un virus, il faudrait aussi parler de la recherche, axée sur le court terme et les sujets « porteurs » excluant ainsi les virus de type corona dont on sait depuis au moins vingt ans le risque qu’ils recèlent. Ou encore de la politique industrielle, qui a délocalisé les productions, notamment en Chine (comme pour les masques, où la dernière entreprise française qui en fabriquait est actuellement en faillite).

Ce constat de l’échec d’une politique, Jean Tirole, notre « prix Nobel d’économie », le fait aussi dans une tribune du Monde quand il souligne que l’on a sous-investi dans l’éducation et la formation continue, que l’on néglige le combat contre le changement climatique et « diverses autres politiques qui limiteraient les dommages causés à la prochaine génération ». Il insiste aussi sur la nécessité « d’investir dans des systèmes de santé efficaces et promouvoir la recherche qui nous permettra de répondre rapidement aux menaces émergentes ». Il note enfin les dilemmes éthiques insupportables dans lesquels le sous-équipement des hôpitaux place le personnel médical. On ne peut qu’être d’accord avec ces propos. En revanche, il est beaucoup moins lucide quand il en attribue la responsabilité au fait que « les peuples ont une mémoire courte » et que la solution passe par la conviction des citoyens et pas par des changements profonds de politique et la remise en cause de nos modes de production et de consommation. Aveuglé par son individualisme méthodologique qui ne voit dans les peuples que des individus identiques, tous englobés dans un « nous » peu regardant des différenciations sociales et des capacités réelles d’action et qui met sur le même plan le SDF et le milliardaire, ou l’infirmière qui manifeste dans l’indifférence du pouvoir et le politique qui ne lui répond pas.

Tous responsables ? A parts égales ? Ce ne serait qu’affaire de conviction (avec beaucoup de pédagogie sans doute) ? Mais qui est chargé de convaincre ? Si c’est le politique qui depuis plus de trente ans n’a de cesse que de détruire l’État-providence au nom de l’efficacité postulée du marché, on peut parier sans risque que le business as usual n’a pas grand-chose à craindre et que le court-termisme vilipendé par Jean Tirole a encore de beaux jours devant lui.

Il souhaite que cette crise soit génératrice d’une nouvelle solidarité, et qui ne serait pas d’accord avec cet espoir, mais l'emploi d'un « nous » globalisant qui étale la responsabilité sur tous est justement un des obstacles qui fait que les barrières à l'action collective soient si difficiles à franchir. Une « nouvelle solidarité » n’arrivera que si les inégalités cessent d’augmenter et qu’à la sortie de la crise, la relance de l’économie en privilégiant la compétitivité ne prenne pas le pas sur l’arrêt du démantèlement des services publics. Le président de la république a évoqué dans un de ses discours la nécessité d’un changement de modèle. On pourra juger de la sincérité de ce souhait aux mesures qui seront prises pour prendre le contre-pied de celles qui ont été décidées depuis trente ans et il faudra davantage compter sur les revendications et les luttes qui seront menées par tous ceux qui auront souffert de la crise actuelle que sur les exhortations à « nous » bien conduire de Jean Tirole, tout prix Nobel d’économie fut-il.

Car « changer de modèle » ne se fera pas d’en haut, par une prise de conscience de nos politiques qui d’un coup feraient le contraire de ce qui nous a mené dans l’impasse où nous sommes. Comme à chaque changement sociétal majeur, il y faudra l’action des peuples et ce n’est pas une question de budget disponible. Poser la question ainsi c’est accepter le modèle actuel et en rester à une question comptable dont on sait par expérience qu’elle débouche sur le cercle infernal de l’endettement « insupportable », puis des coupes « nécessaires » pour finir par l’austérité imposée.

Ce qui manque, ce n’est pas l’argent, dont la création par la politique de quantitative easing mise en œuvre par la BCE par milliards, montre bien qu’elle ne règle rien. Ce qui crée de la valeur c’est le travail, et avec des millions de chômeurs, d’autres millions en sous-emplois, il y a de quoi former des infirmières, des médecins, des brancardiers, qui auront des salaires qu’ils pourront dépenser en permettant à des entreprises de répondre à leur demande. Ce qui manque ce sont aussi des biens communs comme l’eau, la santé, l’éducation, le logement, l’énergie ou le climat. Ce qui manque c’est la réduction des inégalités, dont l’accentuation rend de plus en plus difficile l’émergence de cette nouvelle solidarité qu’espère Jean Tirole. Pour tout cela, il n’y a pas d’abord des questions de budget, mais une question de sens. Dans quelle société aimerions-nos vivre ? Celle d’aujourd’hui, marquée par les exclusions de toutes natures, les injustices, le surtravail des uns associé au chômage des autres, la surconsommation cohabitant avec l’insuffisance alimentaire ou une société où l’épanouissement des hommes et des femmes sera l’objectif essentiel ? Mais cette société ne verra jamais le jour si nous nous reposons sur la générosité de nos dirigeants actuels qui ont fait la preuve depuis plus de trente ans que ce n’est pas l’épanouissement des humains qui les font agir.

Gilles Rotillon Professeur émérite en sciences économiques, Université Paris-Nanterre