Quel impact de la COVID-19 sur l’évolution de la gouvernance mondiale ?

Jean-Pierre Allegret, le 8 novembre 2020

Dans le chapitre 5 d’Economie de la mondialisation, une reconfiguration en marche, nous avons analysé la crise de la gouvernance mondiale en soulignant en particulier sa fragmentation. Les effets économiques et sanitaires de la COVID-19 ont ravivé les débats sur la reconfiguration de la gouvernance mondiale. Cette note présente quelques contributions publiées à ce jour sur ce thème.

Notre point de départ est une question : compte-tenu des différences de réponses à cette pandémie entre la Chine et les Etats-Unis, assiste-t-on à un changement de leadership mondial ? C’est ainsi que Milanovic (2020) se demande si les meilleures performances de la Chine du point de vue du traitement du virus par rapport aux défaillances américaines ne constituent pas un « moment Spoutnik ». En effet, le lancement réussi en 1957 du premier satellite spatial par l’URSS a conduit à un profond changement de perception de l’Union soviétique par les américains. Dans une perspective similaire, Campbell et Doshi (2020) soulèvent l’hypothèse de « moment Suez » pour les Etats-Unis. De même que l’échec de l’intervention militaire britannique en 1956 aurait marqué la fin du Royaume-Uni comme puissance dominante, les défaillances rencontrées par les Etats-Unis pour répondre à la pandémie pourraient marquer leur déclin en tant que leader mondial. C’est ici le soft power qui serait questionné entendu au sens de Nye (2011), à savoir la capacité d’une puissance dominante à démontrer ses compétences en matière de gouvernance domestique.

Afin d’apporter des éléments de réponses à la question soulevée précédemment, Drezner (2020) introduit la notion de moments critiques (critical junctures). Un moment critique doit se comprendre comme une transformation radicale des éléments constitutifs des rapports politiques mondiaux, en particulier la distribution du pouvoir et le calcul des intérêts par les acteurs engagés dans les relations internationale. En raison de ses impacts mondiaux – inégalés par d’autres événements depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale – la COVID-19 pourrait être un tel moment critique, c’est-à-dire un point d’inflexion vers un nouvel ordre politique mondial. Il convient alors d’arriver à démontrer que des transformations profondes de l’ordre mondial se produisent et que celles-ci n’auraient pas eu lieu sans la pandémie. S’il est encore trop tôt pour affirmer que la COVID-19 est ou non un tel moment critique – Drezner considère quant à lui que ce n’est pas le cas – son apparition est une invitation à repenser l’architecture de l’ordre mondial post-guerre froide.

L’effondrement du bloc soviétique en 1991 a ouvert une période quasi-inédite si on excepte l’immédiat après Seconde Guerre Mondiale marquée par la présence d’une seule puissance hégémonique. Ce « moment unipolaire » a reposé sur trois principales évolutions (Cooley et Nexon, 2020). En premier lieu, la fin de l’URSS marque la disparition de tout projet idéologique alternatif à la vision libérale américaine. En deuxième lieu, de nombreux nouveaux Etats issus de la dislocation du bloc soviétique émergent dans une situation de faiblesse telle qu’une situation de dépendance à l’égard des Etats-Unis et de ses alliés apparait. En troisième lieu enfin, l’influence exercée par des acteurs transnationaux en faveur des valeurs et normes libérales portées par la vision américaine du monde. Comme le rappelle opportunément Allison (2020), du point de vue américain, la notions de sphères d’influence disparait au profit de la présence d’une seule sphère d’influence. La stratégie américaine adoptée après 1991 est alors fondée sur l’absence de prise en compte des intérêts vitaux des autres pays, y compris de leurs alliés (Lind et Press, 2020).

Les développements géopolitiques liés à la COVID-19 confirment un mouvement amorcé au début des années 2000, à savoir le retour aux sphères d’influence et la compétition entre grandes puissances (great-power competition). Cette compétition a une implication importante : les relations internationales sont perçues comme un jeu à somme nulle. Cette perception laisse peu ou pas d’espace au multilatéralisme et à la coopération internationale. Le retour des sphères d’influence résulte d’un « changement tectonique » (tectonic shift) selon l’expression d’Allison (2020). Parmi ses facteurs explicatifs, on peut citer notamment (i) le déclin du poids relatif des Etats-Unis dans l’économie mondiale ; (ii) l’élaboration d’une stratégie de la part de la Chine visant à proposer une alternative au modèle libéral américain, en particulier en direction des pays en développement et (iii) l’émergence de la Chine en tant que compétiteur majeur des Etats-Unis au niveau des nouvelles technologies. En outre, comme l’ont souligné Cooley et Nexon (2020) et Lind et Press (2020), la Chine et la Russie tendent de plus en plus à faire converger leurs points de vue dans les institutions internationales – comme le montre par exemple l’augmentation du nombre de votes communs au cours de la dernière décennie dans les Assemblées générales des Nations Unies – dans l’objectif de promouvoir des projets autocratiques s’opposant à l’ordre libéral international porté par les Etats-Unis et ses alliés. Nous pouvons ici faire aussi référence aux nouvelles institutions portées par la Chine en réaction aux institutions de Bretton Woods comme la nouvelle banque de développement (voir le chapitre 5 de notre ouvrage). La propagande internationale de la Chine concernant sa gestion de la COVID-19 s’inscrit directement dans la compétition entre grandes puissances.

La résurgence des sphères d’influence s’effectue dans un contexte de crise du leadership mondial. Haas (2020) et Ikenberry (2020) ont comparé la période actuelle – marquée par une incapacité des Etats-Unis et de ses alliés à mener une politique coopérative pour faire face à la pandémie – aux années 1930. Dans les deux cas en effet, les auteurs relèvent une absence de volonté d’adopter des comportements coopératifs afin de répondre à des problèmes communs. Dans ce contexte, l’économie mondiale est confrontée à ce que les politistes spécialistes de relations internationales appellent les « problèmes de l’anarchie ». Plus précisément, non seulement les politiques coopératives deviennent moins fréquentes, mais on observe des luttes hégémoniques, des transitions plus ou moins stables entre puissances, la montée des populismes et des nationalismes. Ces problèmes de l’anarchie dans les relations internationales reposent en partie sur le fait que les deux principales puissances rivales – la Chine et les Etats-Unis – pourraient ne pas sortir renforcées de la crise liée à la COVID-19. C’est le point de vue avancé notamment par Green et Medeiros (2020) et Rudd (2020). Du côté de la Chine, les auteurs rappellent les dissentions politiques internes qui ont émergé au cours de la crise (voir aussi Pei, 2020), les meilleures performances en termes de gestion de la pandémie dans des démocraties voisines (Corée et du sud et Taiwan), la montée de l’endettement des agents économiques et la persistance d’une dépendance à l’égard des marchés extérieurs. Les Etats-Unis quant à eux sont confrontés à de profondes divisions internes. Les difficultés rencontrées pour répondre efficacement à la pandémie envoient un signal négatif du point de leur soft power. L’administration américaine s’est en outre lancée dans une politique internationale agressive, y compris à l’égard de ses alliés. On observe alors une fracturation des alliances suggérant que les Etats-Unis pourraient être à terme confrontés au piège de Thucydide selon l’expression utilisée par Allison. Initialement, ce piège fait référence à la guerre du Péloponnèse qui aurait eu pour cause majeure de Lacédémone (Sparte) à la montée en puissance de sa rivale, Athènes. Dans l’esprit d’Allison, ce piège porte sur un possible conflit entre la Chine, puissance montante, et les Etats-Unis. Cependant, certains politistes élargissent cette perspective en soulignant que l’agressivité américaine pourrait nuire à la confiance de ses alliés vis-à-vis d’elle, et ce, de la même manière que la gestion par Athènes des contributions des membres de la Ligue de Délos a créé une défiance grandissante vis-à-vis de la première.

Afin de sortir de l’anarchie qui caractérise les relations internationales, une reconfiguration de l’ordre libéral internationale né de l’après Seconde Guerre Mondiale s’impose. La contribution d’Ikenberry (2020) est ici importante en ce qu’elle rappelle les conditions dans lesquelles cet ordre libéral est né, et, surtout, quels étaient alors ses objectifs. De notre point de vue, il est très important d’y faire référence afin de bien comprendre les enjeux de l’hyper-mondialisation dans le contexte de la COVID-19. Prenant appui sur la vision du Président américain Franklin Roosevelt, Ikenberry identifie les contours de ce qui deviendra le nouvel ordre international post-Seconde Guerre Mondiale. Dans l’esprit de Roosevelt, l’objectif est de répondre aux vulnérabilités des sociétés de l’époque déjà marquées par des interdépendances. Plus précisément, le Président américain entend promouvoir l’adoption d’une politique coopérative pour répondre à ce qu’il appelait la « contagion » de la montée du fascisme et du totalitarisme dans le monde. Dans cette perspective, l’ordre libéral ne doit donc pas s’entendre comme la victoire des démocraties libérales mais comme une réponse pragmatique et coopérative aux vulnérabilités nées des interdépendances. Cependant, la reconfiguration d’un ordre libéral international doit prendre en compte ses défaillances telles qu’elles sont apparues au cours des trois dernières décennies. Le néo-libéralisme auquel l’ordre libéral international a été peu à peu assimilé a engendré des crises financières récurrentes, la montée des inégalités et des conflits armés souvent initiés unilatéralement par les Etats-Unis.

Ce débat sur une reconfiguration de l’ordre libéral international appelle une clarification en ce qui concerne la distinction et cet ordre et la globalisation (Ikenberry, 2020). Cette dernière signifie l’effacement des barrières aux échanges et l’intégration croissante des économies et des sociétés. L’ordre libéral international quant à lui fait référence à la nécessité de gérer les interdépendances et de rendre compatible le libre commerce avec la protection et la sécurité économique. Autrement dit, et c’est un point fondamental dans le contexte d’hyper-mondialisation, l’ordre libéral est intrinsèquement lié au compromis libéral mis en avant par Ruggie (1982) à travers le concept de libéralisme intégré (embedded liberalism). C’est ce compromis qui a volé en éclat avec l’hyper-mondialisation. Comme le souligne Ikenberry (2020), « internationalism was not a project of tearing down borders and globalizing the world; it was about managing the growing complexities of economic and security interdependence in the pursuit of national well-being ».

Dans cette perspective, la COVID-19, mais aussi les pandémies à venir, tout comme le changement climatique, les crises financières, la montée des inégalités, les effets de l’intelligence artificielle et de la décomposition des processus productifs sur les structures sociales, nécessitent des solutions globales fondées sur la coopération entre acteurs. Alors même que le modèle des clubs avait été remis en cause par la mondialisation (voir en ce sens le chapitre 5 de notre ouvrage), certains auteurs – par exemple Fishman et Mohandas (2020) et Ikenberry (2020) – proposent de revenir à ce modèle en raison de son efficacité et surtout, de sa proximité avec l’idée d’ordre libéral international. « To renew the spirit of liberal internationalism, its proponents should return to its core aim: creating an environment in which liberal democracies can cooperate for mutual gain, manage their shared vulnerabilities, and protect their way of life » (Ikenberry, 2020). Ce dernier considère que les institutions internationales sont devenues un vaste « centre commercial » où les Etats viennent y chercher leurs propres intérêts sans engagement en faveur de la coopération de leur part. Dans la lignée de Fishman et Mohandas (2020), il privilégie une approche fondée sur la formation d’une coalition plus cohérente et davantage fonctionnelle. La coopération internationale doit reposer sur le fait que des Etats partagent une même vision. Prenant en compte le glissement du centre de gravité de l’économie mondiale vers la zone Indo-Pacifique, Fishman et Mohandas (2020) reprennent le D10 avancé par Boris Johnson (dans le cadre d’une coordination des politiques de télécommunication destinée à faire émerger une alternative au chinois Huawei), consistant à un élargissement du Groupe des Sept à l’Australie, la Corée du Sud et l’Inde.

S’il semble exister pour l’instant un certain consensus sur le fait que la COVID-19 ne constitue pas un point de rupture dans les relations internationales mais plutôt un accélérateur des tendances observées dans la dernière décennie, il n’en demeure pas moins qu’elle a remis en avant l’importance de promouvoir un ordre international fondé sur la coopération et non l’anarchie. Cette pandémie offre aussi l’opportunité que globalisation et coopération ne sont pas synonymes. De ce point de vue, renouer avec le libéralisme intégré de Ruggie est fondamental.

Références

Allison, Graham (2020), The New Spheres of Influence, Sharing the Globe With Other Great Powers, Foreign Affairs, vol. 99, n°2, p. 30-40.

Campbell, Kurt M. et Doshi, Rush (2020), The Coronavirus Could Reshape Global Order, China Is Maneuvering for International Leadership as the United States Falters, Foreign Affairs, 18 mars, https://www.foreignaffairs.com/articles/china/2020-03-18/coronavirus-could-reshape-global-order.

Cooley, Alexander et Nexon, Daniel H. (2020), How Hegemony Ends, The Unraveling of American Power, Foreign Affairs, vol. 99, n°4, p. 143-156.

Drezner, Daniel W. (2020), The Song Remains the Same: International Relations After COVID-19, International Organization, DOI: https://doi.org/10.1017/S0020818320000351, p. 1-18.

Fishman, Edward et Mohandas, Siddharth (2020), A Council of Democracies Can Save Multilateralism, Boris Johnson’s “D-10” Is the Club the World Desperately Needs, Foreign Affairs, 3 août, https://www.foreignaffairs.com/articles/asia/2020-08-03/council-democracies-can-save-multilateralism.

Green, Michael et Medeiros, Evan S. (2020), The Pandemic Won’t Make China the World’s Leader, Few Countries Are Buying the Model or the Message From Beijing, Foreign Affairs, 15 avril, https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-04-15/pandemic-wont-make-china-worlds-leader

Haas, Richard (2020), The Pandemic Will Accelerate History Rather Than Reshape It Not Every Crisis Is a Turning Point, Foreign Affairs, 7 avril, https://www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-04-07/pandemic-will-accelerate-history-rather-reshape-it.

Ikenberry, G. John (2020), The Next Liberal Order, The Age of Contagion Demands More Internationalism, Not Less, Foreign Affairs, vol. 99, n°4, p. 121-132.

Lind, Jennifer et Press, Daryl G. (2020), Reality Check, American Power in an Age of Constraints, Foreign Affairs, vol. 99, n°2, p. 41-48.

Milanovic, Branko (2020), Is the Pandemic China’s Sputnik Moment? What a Virus Reveals About Two Systems, Foreign Affairs, 12 mai, https://www.google.fr/amp/s/www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-05-12/pandemic-chinas-sputnik-moment%3famp.

Nye, Joseph (2011), The Future of Power, Public Affairs, New York.

Pei, Minxin (2020), China’s Coming Upheaval, Competition, the Coronavirus, and the Weakness of Xi Jinping, Foreign Affairs, vol. 99, n°3, p. 82-95.

Rudd, Kevin (2020), The Coming Post-COVID Anarchy, The Pandemic Bodes Ill for Both American and Chinese Power—and for the Global Order, Foreign Affairs, 6 mai, https://www.google.fr/amp/s/www.foreignaffairs.com/articles/united-states/2020-05-06/coming-post-covid-anarchy%3famp.

Ruggie, John Gerard (1982), International Regimes, Transactions, and Change: Embedded Liberalism in the Postwar Economic Order, International Organization, vol. 36, n°2, p.379-415.

Thucydide (400 av. J.-C.), La Guerre du Péloponnèse, Folio, 2000, Paris.