Du pain et des jeux : faut-il payer les gens à ne rien faire ?

Par Pierre-noël Giraud, Professeur à Mines ParisTech PSL, Dauphine PSL et UM6P ( Maroc)

« L’homme inutile »

« L’homme inutile ».

Odile Jacob poche. 2018

Nombreux sont aujourd’hui les hommes superflus, inexploitables, exclus, rejetés dans des trappes, en un mot inutiles aux autres et à eux-mêmes, et donc sans valeur, car comme le disait Descartes : « C’est proprement ne valoir rien que de n’être utile à personne». D’inutiles à « en trop », il n’y a qu’un pas, qui peut conduire à leur destruction.


Les hommes inutiles ne sont pas même « surexploités », ils sont simplement inemployés, ou très mal. Sur les marchés du travail, leur force de travail – on dit aujourd’hui leur « capital humain » – ne vaut rien ou pas assez pour qu’ils puissent en vivre décemment. Ils survivent donc grâce à des  formes variées d’assistance, plus ou moins publiques, plus ou moins volontaires.

Comme le disait si bien Joan Robinson dès 1962 : « La misère d’être exploité par les capitalistes n’est rien comparée à la misère de ne pas être exploité du tout. » Les « damnés de la terre » étaient aux XIXe et XXe siècles les colonisés et les surexploités ; au XXIe, ce sont les hommes inutiles.

L’inutilité n’est que l’une des multiples formes que prend aujourd’hui l’inégalité entre les hommes. C’en est cependant une forme particulièrement grave et résistante, parce qu’elle enferme dans des trappes d’où il est très difficile de sortir. Quand on « tombe » dans l’inutilité, on a une très grande probabilité d’y rester et de gâcher ainsi sa vie.

Qui sont ces hommes inutiles aujourd’hui en Europe ? Les chômeurs de longue durée et plus généralement ceux qui, découragés, ne se présentent même plus sur le marché de l’emploi. Mais aussi les working poors et tous ceux qui enchaînent des « petits boulots » précaires qui ne permettent pas de vivre sans une forme ou une autre d’assistance publique ou privée et surtout qui, même s’ils permettent de survivre, ne permettent pas de progresser, d’améliorer son sort quel que soient ses efforts personnels.

En Europe le nombre des inutiles croit régulièrement depuis les années 80. J’ai proposé un indicateur d'inutilité qui additionne : les chômeurs de longue durée,

les emplois à temps partiel non désirés, les emplois intermittents, enfin les individus qui selon la définition du BIT  sont « marginalement attaché au marché du travail ».

Cet ensemble est passé en Europe de 12% à 16 % de la population active entre 1002 et 2017.  Cet indicateur n’est cependant qu’un minorant de l’inutilité réelle, car il ne prend pas en compte les inactifs dans la population potentiellement active, ceux qui ne se présentent même pas sur le marché du travail. Or selon Nicholas Eberstadt [1], aux Etats-Unis le nombre des inactifs au sein des hommes entre 25 et 55 ans est passé de 2 millions à 7 millions entre 1976 et 2016, alors que dans cette période le nombre des chômeurs à la recherche de travail oscille selon la conjoncture économique autour de 2 millions.  

On peut craindre que dans les 20 ans à venir, sous l'effet de la révolution numérique, le nombre des hommes inutiles augmente encore.  Alors, que faire ?

Du pain…

Aucune société, sauf parfois période de crise grave et en particulier de guerre civile, ne laisse délibérément mourir de faim une partie de ses membres. Elle leur donne du pain pour survivre. En France par exemple, c’est le rôle des allocations chômage, du RSA et du minimum vieillesse.

Faut-il transformer ces allocations de survie, aujourd'hui toujours, au moins en théorie, conditionnelles, en Revenu Universel (RU), un revenu donné à tous sans exception et sans aucune condition ?

Les termes de ce débat, qui enfle depuis une dizaine d’années, sont, me semble-t-il, aujourd'hui clairement posés. Les arguments pour et contre se situent toujours à deux niveaux : économique et politique [2].

Contre le RU

Le RU inciterait certains bénéficiaires à ne plus participer à la production collective. C’est l’exemple du « surfeur de Malibu » figure omniprésente dans la discussion autour du RU. Il utilise ce revenu pour se livrer à sa guise à une passion privée, parfaitement inutile aux autres, tout en se gaussant éventuellement des gogos qui continuent à trimer pour le lui procurer. De plus,  le RU réduirait les incitations à travailler et à innover des  plus riches, dont les revenus seraient lourdement taxés pour le financer. En réduisant l’offre de travail aux deux extrémités de l’échelle sociale,  le RU finirait par ralentir la production et scier ainsi la branche (fiscale) qui le soutient.

Le RU ne serait donc pas économiquement soutenable, même dans les sociétés les plus riches. Sauf bien sûr s’il est très modeste, par exemple au niveau de RSA actuel ou en dessous. Mais un RU au niveau du RSA ne constituerait qu’une simplification, sans doute utile, du maquis actuel des allocations de survie. Il  raterait son objectif aux yeux de ses défenseurs : donner réellement à chacun la possibilité de vivre, certes très sobrement, sans « travailler », plutôt que de s’épuiser à des démarches à la fin humiliantes pour trouver un travail qui n’existe plus.

Plus profondément, au plan politique et éthique, le RU briserait le cycle « donner - recevoir – rendre », qui serait au fondement de la vie sociale depuis que se déploie à grande échelle la division sociale du travail, c’est à dire depuis l'Antiquité. Comme le dit la Bible : «  Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Ce serait une véritable révolution politique et même anthropologique aux effets très hasardeux sur la cohésion des sociétés.

Pour le RU

Le « surfeur de Malibu » resterait pour les défenseurs du RU un phénomène marginal. La plupart des gens profiteraient du RU pour faire des choses qui les socialisent et sont utiles aux autres : se former, s’investir pleinement dans des activités bénévoles utiles, créer dans tous les domaines et, pourquoi pas, lancer de brillantes « start up ». L’offre de travail  ne faiblirait pas  et la richesse collective pourrait même augmenter.

En revanche le RU augmenterait la capacité à « dire non » à des « emplois de merde », comme ceux offerts par les plateformes numériques, justement stigmatisés par le dernier film de Ken Loach : « Sorry we missed you ». Mais aussi de « dire oui » à des activités très utiles à tous, aujourd'hui renvoyées au bénévolat hors de la sphère marchande et insuffisamment développées.

Plus profondément le RU installerait une « justice distributive » effective en faisant bénéficier chacun de ce qu'il y a d’évidemment collectif dans le niveau atteint par la puissance économique d'une société. Mark Zuckerberg, par exemple, n'aurait jamais pu atteindre le niveau de revenu qui est le sien aujourd'hui, sans les immenses progrès collectifs dans le domaine de numérique qui l'ont précédé et qui continuent à soutenir l'expansion de Facebook. Il est donc juste que ses revenus, au delà d’un certain seuil qui reflèterait ses compétences personnelles (ou son « génie » selon l’appréciation qu’on en a), soient lourdement taxés pour financer un RU.

…et des jeux

La métaphore du « surfer de Malibu » soulève une autre question importante. Le surf n’est jamais qu’un jeu. Dans une société où il serait possible de « vivre sans travailler », il est fort probable qu’il faille aussi se soucier de fournir massivement des jeux au peuple. Allons nous vers une forme moderne de société semblable à celle de la fin de l’empire romain, où les « citoyens » recevaient tous du pain -seuls les esclaves travaillant- et où, selon Paul Veyne, le nombre de jours de jeux, en particulier de jeux du cirque, offerts par les élites atteignit 6 mois par an ? [3]

Faut-il se résigner au chômage et à l'inutilité économique ?

Faut-il se résigner à donner un chèque, pour solde de tout compte avec la société, à celles et ceux à qui le fonctionnement actuel des marchés ne parvient pas à fournir une activité rémunérée permettant de vivre décemment ?

En effet, même dans les sociétés les plus riches, des besoins élémentaires sont encore loin d'être satisfaits. Ne serait-ce que l'accompagnement des plus vieux et des malades, l’accès de tous à la formation tout au long de sa vie, l’urgente réparation de la nature, enfin l'intensification des « liens » qui fondent nos sociétés, aujourd'hui en voie de dangereuse fragmentation.

Il s'agit de transformer ces besoins en emploi.  C’est sans aucun doute plus difficile que se débarrasser du problème grâce au RU, mais les pistes sont bien tracées et des expériences existent déjà.

  • Organiser le « déversement » des emplois libérés par la révolution numérique dans les activités de service utiles intenses en emplois non robotisables,
  • Ouvrir les trappes d'inutilité par des politiques ciblées d'accès : accès à la formation, à la santé, aux infrastructures essentielles, aux interactions économiques avec les autres.
  • Mieux utiliser les contrats aidés, aujourd'hui souvent indispensables aux associations qui créent du lien et combattent l'exclusion.
  • Faire le bilan et développer les expériences du type « Territoires avec zéro chômeur de longue durée ».
  • etc

En Europe, certains pays ont réussi à éliminer le chômage de masse sans recours à une extrême flexibilité du marché du travail et à l'accroissement de la pauvreté et sans, pour autant, avoir fait exploser la pression fiscale. Ce n'est donc pas impossible.

Pierre-Noël Giraud interviendra sur les conférences : Comment la mondialisation déplace les inégalités ? et Du pain et des jeux : Faut-il payer des gens à ne rien faire ?

Notes :

[1] « Men without Work: America’s Invisible Crisis » Templeton Press 2016 . Non traduit en français

[2] Un excellent résumé succint des arguments pour (Yannick Vanderborght) et contre (Jean-Baptiste de Foucauld) le RU est publié par « La Fabrique de l’Industrie » sur https://www.la-fabrique.fr/fr/publication/le-revenu-universel/. Ce débat entre eux eut lieu au Colloque de Cerisy «  Le travail en mouvement » en septembre 2018.

[3] Paul Veyne. « Le pain et le Cirque ». Points Seuil. 1995 (1976 pour l’édition originale)

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