Par Louafi Bouzouina, Chargé de recherche au Laboratoire Aménagement Économie Transports (Unité mixte CNRS, ENTPE, Université Lyon 2)
Le transport a été le premier secteur immédiatement touché par la pandémie de la Covid-19. Cette dernière est arrivée dans un contexte de mobilité généralisée et encouragée et où ce secteur, première cible de la transition environnementale, était en pleine transformation et évolution, parfois paradoxale. D’un côté, les nouvelles technologies du numérique et l’intelligence artificielle dessinaient une nouvelle ère du rapport entre les transports et le territoire, celle des nouvelles mobilités, connectées, autonomes et sans couture, mais encore à la recherche de leurs modèles économiques. Et de l’autre côté, le modèle de la vitesse poursuivait son défi d’aller toujours plus vite. Son icône, Elon Musk, promettait de relier en 30 minutes Los Angles à San Francisco, via l’Hyperloop, et, en 40 minutes, New York et Shanghai, via la fusée SpaceX. C’est dans ce contexte que la crise sanitaire est intervenue pour nous imposer une immobilité de longue durée inédite, nous invitant, dans un contexte de renforcement des contraintes économiques, sociales et environnementales, à questionner le modèle de la mobilité généralisée et privilégier celui de l’accessibilité et des courtes distances. Le retour du débat sur les formes urbaines, les modes de consommation, les modes actifs de déplacement et la popularisation de la « ville du quart d’heure » sont autant d’illustrations de cette prise de conscience.
Nous assistons sans aucun doute à une revanche de l’accessibilité sur la mobilité. Mais, ce n’est pas la première fois que le modèle de mobilité est remis en cause. Les crises pétrolières successives, et notamment le choc exogène de 1973, avaient déjà mis à mal les modèles de développement urbain fondés sur l’automobile et l’adaptation des territoires à la voiture dans les pays occidentaux, sans toutefois que l’on voie émerger une offre substituable. Cela étant, des villes des pays du Nord de l’Europe, telles qu’Amsterdam ou Copenhague, ont profité de cette crise pour se transformer et favoriser le vélo comme mode alternatif, plus sûr et économe en termes d’énergie. En France, l’invention du Versement Transport, quelques mois avant la crise pétrolière, a permis d’apporter d’importants financements aux projets de transports collectifs urbains, mais sans remettre en cause la place de la voiture. Dans un contexte de transition numérique et écologique, les politiques publiques sauront-elles profiter de cette nouvelle contrainte pour inscrire le paradigme de l’accessibilité de manière durable dans les territoires, occasion également d’enclencher des changements massifs de comportements de mobilité en faveur des modes alternatifs, ou cette revanche de l’accessibilité sera tout simplement limitée au temps de la crise ?
La dominance du paradigme de la mobilité face à celui de l’accessibilité
Dans la planification des transports, et malgré les confusions inhérentes au lien étroit entre les deux notions, les politiques de mobilité sont assez différentes des politiques d’accessibilité. Les premières visent à favoriser le mouvement et le déplacement alors que les secondes tendent à faciliter l’atteinte des activités potentielles, qui sont à l’origine de la génération du déplacement. Le déplacement n’est, le plus souvent, pas une fin en soi. Il est l’expression dans l’espace d’une volonté de franchissement des distances, moyennant un coût temporel ou/et financier associé à un mode, pour atteindre une destination, réaliser une activité et satisfaire un besoin. L’accessibilité ne se limite pas seulement au système de transport, mais elle englobe également l’usage du sol qui régit la répartition des activités et des opportunités sur le territoire, tout en prenant en compte les caractéristiques des populations. Si je dispose, par exemple, d’un travail et d’un « panier de biens » suffisant autour de ma résidence, je bénéficie ainsi d’une bonne accessibilité sans avoir recours aux réseaux routiers et de transport. L’accessibilité est de fait plus adéquate pour prendre en compte cette complexité des interactions entre système de transport et système de localisation. Pourtant c’est le paradigme de la mobilité, avec l’automobile comme moyen principal, qui reste dominant depuis plusieurs décennies.
Les évolutions du système de transport jouent un rôle important dans les modifications des accessibilités, des pratiques de mobilité et des formes de la croissance urbaine et territoriale. La théorie des « trois âges de la ville », popularisée par les deux chercheurs australiens Newman et Kenworthy, illustre les mutations associées au progrès technique dans les transports et au gain de vitesse et d’espace. Ainsi, la ville de la marche à pied, dense et compacte, s’est très vite développée et étendue autour des gares ferroviaires et des transports en commun, avant que ce mode ne cède la place à la voiture qui a constitué un tournant de la mobilité individuelle, caractéristique du 3è âge de la ville. L’orientation des politiques d’amélioration de l’accessibilité vers la construction des infrastructures routières et la réduction du coût généralisé du transport a favorisé l’usage de la voiture, l’étalement urbain et la spécialisation fonctionnelle des territoires. Malgré les développements importants en transport collectif, la voiture demeure le mode dominant en France, notamment pour les déplacements dont l’origine ou la destination se trouve en dehors des parties centrales des villes. En revanche, les politiques d’accessibilité regagnent du terrain en ville. La voiture a moins la cote et dispose de moins en moins d’espace de stationnement et de circulation. Ce dernier est récupéré par les tramways et les bus à haut niveau de service et plus récemment par les vélos et les nouveaux services de mobilité.
Un système de mobilité fortement impacté par la crise du Covid-19 : vers une revanche de l’accessibilité ?
Alors que le tournant de la mobilité, marqué par l’individualisation continue de la mobilité et l’émergence des nouveaux services, reposant de plus en plus sur des systèmes digitaux, annonçait à grands pas le 4è âge de la ville, voilà que la pandémie de la Covid-19 et les mesures sanitaires qui l’ont accompagné nous renvoient vers le premier âge de la ville, avec l’interdiction des déplacements et leur restriction sur les courtes distances. Le recours au télétravail, à la formation à distance, au chômage technique ou partiel ainsi que la fermeture de certains commerces, des lieux d’activité et de loisirs ont fortement impacté les modes de vie et le système de mobilité. Des enquêtes en santé publique et d’autres plus centrées sur la mobilité ont mis en avant un bouleversement des conditions de vie et une chute de la mobilité quotidienne, avec des disparités importantes d’un point de vue social et territorial. La pratique du télétravail, susceptible de perdurer, a concerné davantage les métiers qualifiés, fortement implantés dans les centres urbains. Selon l’enquête Épidémiologie et conditions de vie (EPICOV), « 50% des cadres ont pratiqué exclusivement le télétravail pendant le confinement, contre 1% seulement du monde ouvrier ». Connaissant la répartition des emplois de cadres et d’ouvriers sur le territoire et la spécialisation fonctionnelle qui les caractérise, il est aisé d’imaginer la répercussion du télétravail sur les usages des modes de déplacement. Les enquêtes menées dans le cadre du projet CoviMob sur la région lyonnaise, montre que les transports en commun sont les plus touchés par la crise et les moins résilients. Dans la Métropole de Lyon, la fréquentation des transports collectifs urbains a baissé d’un tiers environ pendant l’année 2020, avec un niveau de service à 90%. Certes, une certaine reprise de la fréquentation a pu être observée, et une partie, encouragée par la pratique de l’urbanisme tactique et la mise en place très rapides de pistes cyclables temporaires, s’est reportée sur le vélo. Mais la voiture, qui apporte une réponse directe à la distanciation sociale ainsi qu’à la distance spatiale et la spécialisation fonctionnelle, semble reprendre son niveau d’avant crise, à chaque sortie de confinement. Mais il est encore tôt pour tirer des conclusions sur l’évolution du système de mobilité et de la place des télé-activités dans notre quotidien. Les enquêtes ménages déplacements avaient permis de détecter la baisse de la motorisation et de l’usage de la voiture chez les jeunes, dès le tournant des années 2000. Les prochaines permettront sans aucun doute de quantifier les tendances actuelles et de mesurer l’impact de la crise sanitaire sur les comportements de mobilité dans les différents territoires.
Ce contexte de crise est favorable, mais la revanche de l’accessibilité sur la mobilité ne se fera pas sans une réflexion approfondie sur les évolutions des formes urbaines et des systèmes des localisations, d’une part, de la place réelle du digital et de l’équilibre distanciel/présentiel dans les différentes activités quotidiennes. Au-delà de la popularisation de la ville du quart d’heure, il est nécessaire d’interroger les modèles de localisation des ménages et des activités à l’œuvre, la place de la centralité et de la diversité sociale et fonctionnelle. Le télétravail améliorera l’accessibilité à l’emploi sans le recours au déplacement, mais il continuera d’avoir des effets inégalitaires sur le plan social et territorial. Et s’il s’installe durablement dans notre quotidien, ne risque-t-il pas d’inciter une partie des ménages et des entreprises à revoir leurs stratégies de localisation et questionner le principe même de l’agglomération ? La revanche de l’accessibilité sur la mobilité ne sera-t-elle pas limitée au temps de(s) crise(s) ?