Par Wladimir Andreff, Professeur honoraire d'économie à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne, directeur honoraire du ROSES (CNRS) et Président de l'International Association of Sport Economists interviendra sur les conférences des Jéco 2022 : Retour de l'économie de pénurie en Russie ? et Redécouvrir Janos Kornaï
Les fortes répercussions de la guerre en Ukraine portent sur l’intérieur de l’économie de la Russie, avec des pénuries et des distorsions sectorielles, sur ses relations économiques internationales en partie réorientées, et sur ses priorités stratégiques notamment dans les hydrocarbures. Ces déséquilibres sont analysés sous l’hypothèse d’un retour à un régime d’économie de pénurie (à la Kornaï).
L’engagement des troupes russes en Ukraine a de fortes répercussions sur l’économie de la Russie. L’objet du panel est de faire le point sur sa situation économique au 15 novembre 2022. Tâche compliquée en juin 2022, car l’évolution économique en Russie dépend à la fois d’éléments aléatoires (inflation, croissance, taux de change du rouble, sanctions économiques), donc probabilisables, et de facteurs d’incertitude radicale (issue militaire et diplomatique de la guerre ; durcissement, réforme ou effondrement du régime économique et politique actuel en Russie, etc.), par nature imprévisibles, non probabilisables, ni modélisables.
L’approche adoptée dans ce panel ne s’appuie donc pas sur une tentative de modélisation de l’économie de guerre qui se forme (à nouveau) en Russie d’où l’on pourrait ensuite tenter de dégager des prévisions économétriques. Elle repose sur la collecte de données, au jour le jour, d’ici à novembre 2022, en vue d’éliminer certaines conjectures et de commencer à en valider d’autres, au vu des évolutions factuelles, statistiques et qualitatives (décision d’étendre l’embargo, livraison d’armements à l’Ukraine, etc.).
Une économie de pénurie ?
Une économie en guerre engendre nécessairement des insuffisances d’offre - donc des excès de demande (pénuries) – dans des secteurs moins prioritaires en temps de guerre, un effort financier et d’investissement dans des secteurs cruciaux pour conduire la guerre, militaire et économique (ex.: réaction aux restrictions occidentales d’achat d’hydrocarbures à la Russie), et une fermeture partielle de l’économie à l’international, y compris une réorientation des flux de commerce (commerce privilégié avec ses alliés, commerce décroissant ou détourné avec ‘l’ennemi’), des investissements étrangers et des migrations internationales de population. La géopolitique et la défense, traditionnellement importants et influençant les structures productives, deviennent déterminants de l’activité économique, intérieure et internationale, de la Russie. Si l’on compare à l’ancienne économie soviétique - même si comparaison n’est pas raison -, on peut voir là plus que des relents du passé, un échec du processus de transition économique et politique post-communiste dans ce pays.
Ceci conduit à placer au centre de la réflexion du panel la question de savoir si la Russie, en conflit armé, n’est pas en train de retourner vers un régime d’économie de pénurie, au sens de Janos Kornaï (Economics of shortage, 1980), auteur auquel un atelier des Journées de l’Economie est dédié par ailleurs.
La réponse à cette question sera explorée en novembre 2022 à partir de trois axes : 1/ l’état de l’économie intérieure en Russie ; 2/ ses relations économiques internationales ; 3/ sa stratégie dans l’un des secteurs prioritaires, celui des hydrocarbures.
Des difficultés économiques internes
Sur un plan intérieur, le secteur militaire au sens large redevient la priorité des priorités (comme aux temps soviétiques) ; ses approvisionnements sont sécurisés au détriment d’autres secteurs où commence à poindre la pénurie. Le consommateur voit disparaître des rayonnages toute une série de produits, dont ceux importés de l’Ouest, dépendants de composants en rupture de livraison ou produits par des firmes étrangères ayant cessé leur activité en Russie. Les pénuries devraient alimenter une inflation destinée à devenir forte que la Banque centrale cherche à limiter (y compris les échanges intérieurs payés en substituts au rouble), car le risque social et politique est élevé au vu des redistributions de revenus significatives entre différentes couches de la population. La chute de la valeur du rouble au début du conflit a été contrée par le contrôle des changes, l’excédent des transactions courantes et l’obligation des paiements extérieurs des exportations d’hydrocarbures en roubles. Il en est résulté une réappréciation du rouble, mais jusqu’à quand cette politique restera-t-elle efficace ?
L’activité est en baisse, marquée par des distorsions sectorielles et une dés-incitation à investir et à innover. L’image de la Russie et son climat d’investissement se sont effondrés dans les milieux d’affaires étrangers (et même russes). Tels sont des indices d’une économie en déséquilibre, touchée par les pénuries. De plus, les sanctions économiques occidentales rendent déjà indisponibles certains inputs (technologiques) de la production russe. Ces ruptures d’approvisionnement ne seront pas immédiatement remplaçables, ni à coût constant.
Réorientation des relations économiques internationales
Les sanctions et restrictions réciproques affectent également les flux économiques internationaux impliquant la Russie. Avec sa stratégie consistant à traiter différemment ses relations économiques internationales selon qu’un pays est considéré par le pouvoir russe comme potentiellement belligérant (pays scandinaves en voie d’adhésion à l’OTAN) ou totalement dépendant des livraisons d’hydrocarbures en provenance de Russie (pays d’Europe centrale et orientale), la Russie (re)devient une économie semi-fermée. Le recul du commerce extérieur avec ses partenaires habituels, en particulier occidentaux, est partiellement compensé par le maintien de prix élevés des matières premières et des échanges avec d’autres clients et fournisseurs. Les échanges sont réorientés - effet de détournement de commerce – avec une polarisation sur d’importants partenaires ayant exprimé une forme de neutralité vis-à-vis de l’invasion de l’Ukraine (Chine, Inde, etc.) et une substitution aux exportations d’hydrocarbures vers les pays de l’OTAN par des exportations vers l’Asie, vers des pays d’Afrique sympathisants, voire quelques pays d’Amérique latine. La détermination politique des échanges extérieurs ressemble de plus en plus à une réminiscence de l’époque soviétique.
Des investissements russes à l’étranger sont gelés ou saisis (dont les actifs d’oligarques ciblés) et de nombreux pays ne souhaitent plus accueillir les IDE en provenance de Russie, sauf en Asie et en Afrique. En sens inverse, un climat d’investissement en berne en Russie n’y attire plus d’investisseurs étrangers. Des firmes étrangères installées en Russie retirent leurs activités commerciales ou de production tandis que la plupart des firmes multinationales sont devenues très prudentes, réticentes ou hostiles à investir dans un pays où le risque de sanctions mais aussi de réputation est devenu extrêmement élevé. Les flux migratoires – temporaires ou définitifs – sont affectés. Le conflit en Ukraine a déclenché le départ de résidents russes à l’étranger – dont un ‘exode des cerveaux’ – tandis que la détérioration de l’économie russe rend le pays moins attractif pour les migrants traditionnels venant d’Asie centrale et du Caucase notamment.
Un secteur stratégique : les hydrocarbures
Dans ce contexte, le secteur des hydrocarbures est crucial et stratégique. Les matières premières énergétiques russes peuvent être soumises à embargo occidental, au moins sélectivement, au titre des sanctions économiques, alors que le budget de l’Etat et les exportations russes sont très dépendants des ventes d’hydrocarbures. La Russie aussi peut envisager d’user du gaz et du pétrole comme d’une arme économique en menaçant de cesser ses livraisons aux pays qu’elle considère « inamicaux » ou cobelligérants. Toutefois, dans ce secteur, les décisions stratégiques ne peuvent échapper à une double contrainte d’acheminement des hydrocarbures, celle des réseaux d’oléoducs et de gazoducs existants d’une part, et d’autre part, des limites physiques du transport maritime d’hydrocarbures. Plus les hydrocarbures deviennent stratégiques, à la fois en termes de recettes d’exportations (et budgétaires) et d’arme économique potentielle, et plus l’extraction et, en amont, l’exploration des ressources disponibles deviennent décisives. Or la durée de réaction de la production - et des livraisons - à de nouveaux investissements dans ce secteur relève du moyen ou long terme.
La stratégie russe de livraison des hydrocarbures à de nouveaux partenaires commerciaux (‘alliés’ potentiels) pose la question du prix auquel elle s’effectue et celle de son impact à terme sur les prix mondiaux des hydrocarbures et sur la configuration des marchés mondiaux d’hydrocarbures, avec un effet en retour sur les recettes d’exportation (et le budget) de la Russie.