Lutter contre la pauvreté laborieuse

Par Gilbert Cette, Professeur de sciences économiques, NEOMA Business School, qui intervient sur les conférence des Jéco 2024 : Peut-on parvenir au plein emploi ? ; Travailleurs pauvres, quelles solutions ? et La panne de productivité

Photo Gilbert Cette

Le débat sur les working poor (les travailleurs pauvres) a émergé aux États-Unis dans les années 1960 et s’est ensuite amplifié, puis généralisé dans les autres pays avancés. L’existence de travailleurs pauvres surprenait à une période où de forts gains de productivité soutenaient une croissance élevée et une augmentation continue et soutenue du pouvoir d’achat et du niveau de vie économique moyen. Le travail n’était pas un antidote d’une parfaite efficacité contre la pauvreté en des temps pourtant prospères. 

Qui sont les travailleurs pauvres ?

De nombreux indicateurs permettent d’évaluer la pauvreté et la pauvreté laborieuse. Les plus fréquemment utilisés pour les pays avancés sont des indicateurs relatifs, caractérisant davantage les inégalités que la pauvreté. L’indicateur le plus usuel est la proportion de personnes vivant dans un foyer dont le revenu moyen par unité de consommation est inférieur à un certain seuil relatif, par exemple une fraction (60 % dans les lignes qui suivent) du revenu médian de la population étudiée. 

Le taux de pauvreté des travailleurs à temps plein et le taux de pauvreté calculé sur l’ensemble de la population sont en France assez bas, en comparaison d’autres pays avancés, et nettement inférieurs aux moyennes de la zone euro et de l’Union européenne. La pauvreté est moins fréquente chez les personnes en emploi que chez les chômeurs et les inactifs, dont les retraités. Parmi les personnes en emploi, la pauvreté est plus fréquente pour les personnes à temps partiel que pour les personnes à temps plein. Ce constat suggère que la quantité de travail est une protection efficace contre la pauvreté. L’autre facteur important de pauvreté est la situation familiale : le taux de pauvreté des familles monoparentales est élevé, tout particulièrement quand l’adulte de la famille travaille à temps partiel et non à temps plein. Comparé à ces deux facteurs, le salaire horaire est un faible facteur de la pauvreté laborieuse, ce qui explique en partie la piètre efficacité d’une hausse du Smic pour la réduire. Les travailleurs à temps partiel contraint et les travailleurs appartenant à des familles monoparentales doivent bénéficier d’une attention particulière dans la lutte contre la pauvreté laborieuse.

Comment lutter contre la pauvreté laborieuse ? 

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Présentation de l'ouvrage

Les théories de la justice sociale n’aboutissent pas à des préconisations consensuelles et opérationnelles quant aux modalités et à l’ampleur souhaitables des politiques visant à réduire la pauvreté de la population et celle des travailleurs. L’intervention publique en ce domaine doit inévitablement relever d’une approche conventionnelle et normative. De fait, les dispositifs envisageables sont nombreux, et la France se distingue par une multiplicité et une ingéniosité de politiques redistributives de nature et d’importance variées, y compris pour celles concernant les travailleurs. Une telle multiplicité n’est pas favorable à l’appropriation de ces dispositifs par les populations non qualifiées et fragiles concernées. À cette source d’inefficacité s’ajoute celle venant du fait que ces politiques ont souvent été conçues indépendamment les unes des autres, ce qui aboutit à des signaux parfois contradictoires. 

Comparée aux autres pays avancés, la France est dans une position moyenne concernant le taux de pauvreté avant transferts monétaires, mais l’effet et l’ampleur de ces transferts y sont supérieurs. En conséquence, la France se situe finalement, après transferts, parmi les pays à faible taux de pauvreté pour l’ensemble de la population et à faible taux de pauvreté pour les seuls travailleurs à temps plein. 

Les politiques économiques les plus adaptées pour lutter contre la pauvreté laborieuse doivent éviter deux écueils. Le premier est leur possible impact préjudiciable sur l’offre de travail, qui peut neutraliser tout ou partie de leur effet positif sur le bien-être. Le second est le risque d’effets de trappe à bas revenus. Concernant l’autre question de la reproduction intergénérationnelle des situations de pauvreté et de pauvreté laborieuse, le rôle de l’école et de l’éducation initiale parait primordial. 

Quatre orientations  pour lutter contre la pauvreté laborieuse.

Une première orientation concerne les travailleurs à temps partiel qui souhaiteraient un temps plein pour échapper à leur situation de pauvreté laborieuse. Des pistes pertinentes peuvent consister à accompagner le changement d’emploi des travailleurs enfermés dans une situation de temps partiel subi. Les situations de temps partiel contraint peuvent être combattues via des problématiques de temps choisi. En ce domaine, les partenaires sociaux peuvent jouer un rôle important pour construire par la négociation collective des dispositifs de temps partiel choisi adaptés aux spécificités de chaque activité.

Une seconde orientation concerne les travailleurs pauvres, souvent à temps partiel, avec de fortes charges familiales et souvent en situation monoparentale. Ici, c’est un soutien déterminé à la garde des enfants, un accès prioritaire aux structures adaptées ou une prise en charge plus complète des dépenses correspondantes qui peuvent être envisagés. Ces options pourraient être conditionnées non seulement au niveau des ressources, mais aussi à l’occupation d’un emploi ou la recherche active et avérée d’un emploi. 

La troisième orientation concerne la mobilité salariale des travailleurs au bas de l’échelle des revenus. Du côté de la demande de travail, il s’agit essentiellement de l’effet de la dégressivité avec le salaire des réductions de contributions sociales employeurs, qui renforce le cout pour l’entreprise des mobilités salariales ascendantes pour les bas salaires et qui désincite à la négociation salariale de branche. Du côté de l’offre de travail des salariés, il s’agit de l’effet de la dégressivité avec le revenu de divers dispositifs de soutien des bas revenus, qui s’ajoute à la progressivité de l’imposition sur le revenu pour réduire les gains monétaires des mobilités salariales ascendantes des bas salaires. Sous ces deux angles, la France est l’un des pays (sinon LE pays) de l’OCDE dans lesquels les politiques publiques de soutien à l’emploi et au revenu des travailleurs les moins qualifiés désincitent le plus à la mobilité salariale ascendante. Ces constats appellent une réflexion sereine et approfondie : quelle ampleur et quelle dégressivité des réductions ciblées de contributions sociales employeurs, et quelle transformation des minima sociaux et des soutiens aux bas revenus, pour éviter des taux de prélèvements marginaux implicites trop lourds sur les bas revenus ? Il serait d’ailleurs souhaitable de renforcer la cohérence et de simplifier la carte fort complexe en France des minima sociaux. 

La quatrième orientation concerne la mobilité sociale et salariale intergénérationnelle. La formation initiale et la formation professionnelle exercent une influence essentielle dans de telles mobilités. Concernant la formation initiale, selon l’OCDE et sur la base des résultats des élèves à des tests, la France serait l’un des pays avancés où les performances scolaires sont plus qu’ailleurs expliquées par le statut socio-économique de la famille et où les élèves ressentent le moins le soutien de leurs enseignants pour progresser dans leur apprentissage. Il y a là un facteur de baisse de la mobilité intergénérationnelle ascendante qui appelle une réforme de l’éducation nationale pouvant trouver une inspiration utile dans les pays où le diagnostic est le plus favorable. Il n’y a pas ici qu’une question de moyens mais aussi (surtout ?) d’organisation et de responsabilisation. Concernant la formation professionnelle, la réforme ambitieuse engagée en 2018 est encore trop récente pour en tirer un véritable bilan approfondi, mais ce bilan devra être envisagé.  

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Les quatre orientations qui précèdent appellent des travaux d’études ciblés et approfondis sur les faiblesses actuelles ainsi que sur les performances et les couts de différents types de réformes envisageables. Elles correspondent à des axes de réformes pouvant être utilement engagées pour réduire la pauvreté laborieuse et renforcer la justice sociale. 

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