Que faire de notre temps : travailler moins, plus, autrement ?

Par Pierre-Noël Giraud, Professeur émérite d'économie, Mines Paris et Paris Dauphine, qui sera présent aux Jéco 2024 sur la conférence Que faire de notre temps ? Travailler plus, moins, autrement ? 

« Nous devons utiliser le temps à bon escient et nous rendre compte qu'il est toujours temps de bien faire » Nelson Mandela, Long Walk to Freedom. (1996).

Il est urgent de s'interroger sérieusement sur l'usage que nous faisons de notre temps au regard des trois grands défis que l'avenir nous lance, à savoir : modifier profondément notre rapport à la nature afin de la soigner et de la préserver ; maîtriser la révolution informatique ; réduire des inégalités devenues excessives et cumulatives. Relever ces défis exige une profonde transformation des usages que collectivement et individuellement nous faisons de cette ressource rare ultime qu’est notre temps.

L’affirmation selon laquelle le temps est la ressource rare ultime part du constat que nombre de personnes pensent qu’elles n’ont jamais assez de temps : une fois passé le temps destiné à satisfaire ce qu’elles estiment être les besoins de leur vie matérielle – se procurer du « pain » –, elles ne parviennent pas, loin s’en faut, à se consacrer à toutes les activités qu’elles aimeraient pratiquer. Elles subissent, harassées, un sentiment angoissant d’accélération du temps. Mais l’affirmation est paradoxale car pour beaucoup d’autres personnes, le temps semble au contraire surabondant et, en grande partie, vide ; l’ennui et la dépression les menacent. Or le temps ne peut être vide : le cerveau a besoin de fonctionner en permanence et doit être occupé à tout prix. Les individus se livrent alors bien souvent à des « jeux » essentiellement destinés à tuer le temps – et peuvent ainsi passer de longues heures l’œil rivé sur leur smartphone. 
On m’objectera que nous subissons aujourd'hui une autre rareté : celle des milieux naturels que nous détruisons toujours davantage, jusqu’à rendre une partie de notre espace vital pratiquement inhabitable en raison des pollutions, des sécheresses, des déluges et des températures insupportables. Cependant, vivre sans détruire la nature est possible, même à 12 milliards d’êtres humains sur la terre, taille que l’humanité n’atteindra probablement jamais, avant de décroitre au siècle prochain, comme c’est déjà le cas partout sauf en Asie du Sud et en Afrique. Vivre en harmonie avec la nature n’est en réalité qu’une question d’usage de notre temps collectif, car il est aujourd’hui possible de produire de la nourriture saine, une énergie décarbonée, et de réduire, voire de supprimer, nos flux de déchets toxiques. C’est possible mais cela exige que nous y consacrions beaucoup plus de temps. Par exemple, si l’on veut produire une nourriture saine et sans poisons pour la nature, sur des terroirs transformés et abritant bien plus de biodiversité, il faudra beaucoup plus de temps de travail agricole, donc plus de paysans. Il faudra également plus de temps pour produire des objets robustes, durables, réparables, et recyclables, même s’il est vrai que nous en produirons et consommerons moins. Par conséquent, il faudra que nous réduisions fortement d'autres usages de notre temps, ce dernier étant non seulement strictement limité – tant d’heures par an – mais aussi non transférable dans le temps. On ne peut en aucune façon l’économiser dans une période (n’en utiliser que 20 heures aujourd’hui) pour en utiliser plus dans la suivante (bénéficier de 28 heures demain), ou réciproquement, comme on peut le faire de la monnaie. Tel est notre premier défi.

Du pain et des jeux - Une économie politique des usages du temps; Odile Jacob 

Le deuxième défi est la maîtrise de la révolution informatique en cours, sans conteste la plus puissante vague de progrès technique depuis l'invention de l'écriture et sa diffusion par l'imprimerie. La maîtriser est une affaire de temps car la révolution informatique bouleverse tous les usages que nous en avons. La robotisation et l'intelligence artificielle réduisent par exemple aujourd’hui fortement le temps que nous consacrons aux activités productrices de la vie matérielle. La révolution informatique engendre donc sous nos yeux des opportunités inouïes et un profond bouleversement des usages de notre temps et, au-delà, des conditions mêmes de la vie sociale et de la politique Qu'allons-nous faire du temps ainsi libéré ? Augmenter notre temps libre en travaillant moins et en consommant moins ? Travailler plus pour produire, de la même façon, davantage de biens-services ? En produire autant mais d’autres, et autrement, en y consacrant bien plus de temps ?Augmenter le temps passé devant des écrans ?

Le troisième défi est l'augmentation des inégalités depuis les années 1980. Il est en partie la conséquence des deux premiers. Si la croissance des inégalités de revenus et de patrimoine est abondamment documentée et analysée, il apparaît désormais de plus en plus nettement que d'autres inégalités, plus profondes et tenaces, s'aggravent également. Ce sont les inégalités d'accès aux usages du temps les plus valorisés socialement et individuellement. Ainsi, tout le monde n'a pas accès à un temps de formation dans les meilleures écoles, à un temps de soins dans les meilleurs hôpitaux par des soignants attentifs car disposant eux-mêmes d’assez de temps, ou encore, à un temps dédié aux loisirs de découverte du monde et à la culture. Ces inégalités d'accès fracturent la société en groupes toujours plus homogènes et fermés, des groupes qui n'ont plus la même vie, n’habitent plus les mêmes villes et les mêmes quartiers voire la même planète. Ces groupes sont de moins en moins en relation directe les uns avec les autres, au point qu’il devient quasi impossible d'échapper à son propre groupe : la mobilité sociale intra- et intergénérationnelle diminue. Pour réduire ces inégalités, il faut selon moi se fixer comme objectif de donner au plus grand nombre d’individus la possibilité d'utiliser une part croissante de leur temps aux activités ayant le plus de valeur à leurs propres yeux. Tel est le troisième défi qui s’exprime donc lui aussi en termes d'usage du temps.

C’est ce dont il sera, au moins en partie, question dans la table ronde : « Que faire de notre temps : travailler moins, plus, autrement ? » Jécos, le 5/11 14h 15 h 30 Université Lumière Lyon 2,18 Quai Claude-Bernard, 69007 Lyon, France

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