Qui dépend de qui, marchés ou autorités publiques ?

Par Benoît Coeuré, Président de l’Autorité de la concurrence, qui sera présent aux Jéco 2024 sur la conférence Qui dépend de qui, marchés ou autorités publiques ?

Marchés et autorités publiques dansent un tango compliqué mais restent inséparables. Pas de marché sans régulation : un marché livré à lui-même laisse le champ libre aux abus que permet un pouvoir de marché excessif, aux tentatives de tromper le consommateur et, surtout, ignore les impératifs de l’intérêt général. Pas de régulation sans marché : un régulateur en surplomb, qui ignorerait la réalité des affaires et les informations précieuses nées de l’observation des transactions privées, aurait vite fait de tuer le marché qu’il est censé réguler.

Les étudiants en économie connaissent bien les raisons pour lesquelles un marché ne peut fonctionner sans intervention publique : asymétries d’information entre acteurs, existence d’externalités qui font que l’intérêt public ne se résume pas à la somme des intérêts privés, risque de collusion secrète entre acteurs ou encore de comportement abusif des entreprises dominantes qui peuvent chercher à exclure leurs concurrents et imposer des conditions inéquitables à leurs clients et à leurs fournisseurs. Ces imperfections appellent des règles de droit qui encadrent le fonctionnement des marchés aussi bien ex ante, en fixant les règles que doivent respecter les acteurs, qu’ex post, en disciplinant leur comportement.

Les étudiants comprennent parfois moins – surtout dans une culture française marquée par une confiance rousseauiste dans la bienveillance et l’omniscience de l’Etat – les limites de cette intervention publique. Or, ces limites sont de différents ordres. 

Limites de la connaissance que l’autorité peut avoir du fonctionnement des entreprises et des marchés, qu’illustra en son temps la critique cinglante par Friedrich Hayek de l’économie centralisée. Depuis un Aventin réglementaire, on a toutes chances de prendre de mauvaises décisions. Mais comment concevoir sans se tromper la régulation de marchés qui n’existent pas encore ou très peu, comme aujourd’hui celui de l’intelligence artificielle ? 

Limites de la confiance dès lors que les agents privés interagissent de manière stratégique avec les autorités. On sait, depuis Finn Kydland et Edwards Prescott, qu’ils attendent de ces dernières des règles stables et claires plutôt qu’une succession de décisions discrétionnaires. Dans le domaine financier, opérateurs de marché et banques centrales réagissent en temps réel aux informations reçues les uns des autres, une spécularité qu’a disséquée André Orléan et qui avait conduit Paul Samuelson à comparer, plaisamment, le banquier central qui parle aux marchés au singe qui se voit dans un miroir : le singe commence à s’agiter et s’étonne des mouvements confus du singe dont il voit le reflet... 

Limites de la bienveillance quand le législateur, le régulateur ou le superviseur sont sous l’influence d’intérêts privés, un risque de capture qu’avait dénoncé George Stigler et qui peut prendre, selon les époques et les pays, des formes flagrantes – achats de voix, corruption – ou plus insidieuses, quand régulateurs et dirigeants d’entreprises proviennent des mêmes écoles et fréquentent les mêmes cercles. Ainsi, la création en 2012 du mécanisme unique de contrôle des banques en Europe visait, explicitement, à créer une distance entre contrôleur et contrôlé.

Face à ces risques, il existe des réponses techniques et procédurales. Ainsi, Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole ont montré comment la théorie des contrats peut aider les régulateurs sectoriels à extraire l’information utile des entreprises qu’ils régulent et concevoir des instruments de régulation qui fournissent à celles-ci les bonnes incitations. La politique de la concurrence, la protection du consommateur, la lutte contre les abus de marché sont autant de corps de règles qui visent à sanctionner les comportements abusifs des entreprises. Les règles de transparence, de disclosure, permettent, quant à elles, de réduire les asymmetries d’information sur les marchés et de faciliter leur contrôle. Le principe d’indépendance des régulateurs s’est imposé, et avec lui l’obligation de rendre compte de son action à la représentation nationale, ainsi que des règles déontologiques qui peuvent sans doute encore être renforcées. 

Toutes ces réponses méritent d’être discutées et évaluées. Ainsi, le bon équilibre entre régulation ex ante et sanction ex post des comportements fait toujours l’objet de débats. Et dans ce domaine comme partout en économie, il n’y a pas de free lunch : les règles créent des contraintes, des effets d’aubaine ou des coûts, que les entreprises intègrent et répercutent sur leurs clients. Reste la question de savoir si la conception et la discussion démocratique de ces règles peuvent s’affranchir des travers mêmes qu’elles visent à éviter, quand les Etats eux-mêmes sont sous la surveillance des marchés.

Pour en savoir plus : A. Bénassy-Quéré, B. Cœuré, P. Jacquet, J. Pisani-Ferry, Politique économique, 5ème édition, De Boeck, chapitre 2.

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