Par Marc-Olivier Strauss-Kahn, Enseignant, ESCP, ESSEC, Sciences Po, qui sera présent aux Jéco 2024 sur les conférences Le dollar, un roi menacé ? ; On parie... Qu'on peut faire l'économie d'une crise ! et Qui dépend de qui, marchés ou autorités publiques? et Anthony Benhamou, maître de conférences en économie à Sciences-Po Paris qui sera présent aux Jéco 2024 sur la conférence On parie... Qu'on peut faire l'économie d'une crise !
L’Intelligence Artificielle (IA) est-elle à l’origine d’une véritable révolution ou un simple progrès technologique ne permettant pas d’éviter le retour à la stagnation séculaire ? Il est trop tôt pour dire si elle deviendra l’équivalent de la machine à vapeur pour la 1ère Révolution industrielle ; l'électricité pour la 2ème ; les ordinateurs et Internet pour les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) au statut de révolution plus disputé. Certains de ses effets économiques peuvent toutefois être esquissés.
Quels faits stylisés sur l’impact macroéconomique de l’IA ?
Si des mesures microéconomiques ont pu isoler certains effets de l’IA sur la productivité, son impact macroéconomique sur la croissance, l’emploi ou l’inflation reste difficile à évaluer. Son émergence récente et la lenteur relative de sa diffusion peuvent expliquer cela… ou bien, comme dans le cas des TIC, la distraction qu’elle favorise auprès de travailleurs plus attirés par son côté ludique !
Des études microéconomiques suggèrent des effets positifs significatifs de certaines applications spécifiques de l'IA sur la productivité individuelle des travailleurs plus que des entreprises elles-mêmes. Pour un poste donné, les travailleurs les moins productifs tendent à rattraper les plus productifs. En revanche, en 2024, on ne distingue pas encore empiriquement d’effet macroéconomique significatif sur la croissance.
Certes l’IA est censée pouvoir stimuler l’activité globale en favorisant l'innovation et en améliorant l'efficacité des procédés de production. Mais les recherches, théoriques plus qu’empiriques, prévoient des effets très variables pour les vingt prochaines années : seulement +0,1% par an de productivité et de croissance selon Daron Acemoglu contre +1 à +1,5% selon un plus grand nombre d’études (cf. Commission sur l’IA, 2024).
Cette variété de résultats vient aussi de son impact sur l’emploi qui va dépendre dans les économies avancées de plusieurs facteurs : un effet négatif de substitution avec des métiers devenant obsolètes (plus de 30 % selon le FMI) ; un effet positif de complémentarité avec d’autres métiers enrichis (presque 30%) ; enfin, des vitesses de déploiement de l'IA et de réallocation de la main d'œuvre vers les métiers en croissance. Les précédentes révolutions technologiques de mécanisation et de robotisation avaient concerné les emplois non qualifiés puis les professions intermédiaires. Par contraste, l'IA prenant en charge des tâches conceptuelles et non routinières concernerait davantage les métiers qualifiés (diplômés du supérieur avec salaires élevés).
Les effets sur les coûts, les prix et l’inflation sont également incertains. Si l’automatisation peut réduire les coûts de main-d’œuvre, les coûts d’entrée liés notamment aux investissements dans l’IA peuvent être très élevés. Une automatisation généralisée peut également entraîner une concentration du pouvoir de marché dans les mains d’entreprises maîtrisant cette technologie et devenant ainsi des «faiseurs de prix». Cet affaiblissement de la concurrence peut avoir comme conséquence une augmentation des prix.
Quel impact sur les marchés, la concurrence et quels risques associés ?
L'IA peut transformer fondamentalement l'organisation des entreprises en automatisant les processus et en améliorant la prise de décision, mais peu de firmes, notamment petites et moyennes, l’ont déjà vraiment intégrée. L’IA peut aussi entraîner des comportements mimétiques, tous suivant les mêmes modèles qui les enferment dans des bulles d’algorithmes dont les réseaux sociaux donnent déjà une illustration. Par exemple, l’IA est déjà largement utilisée dans la finance pour l’analyse des données, la gestion des risques et le trading automatisé. Elle permet d’améliorer la gestion des risques, d’optimiser les portefeuilles d'investissement, d’automatiser les processus de trading, etc. Mais, elle pourrait faire disparaitre les contrariants dont la présence sur les marchés est nécessaire pour éviter des surréactions, voire des bulles.
Pire encore, la concentration du marché en termes de moindre concurrence ne se ferait pas seulement sentir au niveau des prix d’un secteur ou d’un pays mais au niveau international. Historiquement, les TIC ont principalement profité à un nombre restreint d'entreprises, telles les BigTechs américaines. Les mêmes éléments de concentration s’appliquent à l’IA. Cela n’est pas seulement problématique en termes d’oligopoles mais de pouvoir relatif des Etats en termes de réglementation, surtout si les principaux investisseurs et acteurs de l’IA, notamment aux États-Unis, sont ouvertement libertariens. Or, s’agissant de la concurrence internationale, l’Europe reste particulièrement mal placée par rapport aux États-Unis et à la Chine, ce qui ne peut qu’inquiéter à la lumière de la fragmentation géopolitique.
Comme toute nouvelle technologie, les systèmes utilisant de l’IA sont aussi sujets à des défaillances, à des attaques. Il est donc primordial de connaître les risques auxquels s’exposent les utilisateurs. Ainsi tout comme l’humain, l’IA demeure sujette à l’erreur voire à une discrimination intégrée dans l’outil (on parle alors de biais). L’IA, comme les TIC et l’innovation numérique, présente aussi des risques en matière de confidentialité et de sécurité des données qui demandent à être régulés, mais au niveau international.
En forme de conclusion préliminaire et au-delà des appels récents au moratoire sur l’IA, notons qu’une régulation devrait au minimum inclure des normes de transparence, des conditions sur l'emploi des données et leur protection, tout comme celle des droits individuels ou celle de la propriété intellectuelle, des mécanismes de responsabilité pour les décisions prises par les systèmes d'IA, etc.