Intelligence artificielle : une menace pour l’emploi ?

Par Philippe Aghion, Professeur au Collège de France, Chaire «Institutions, Innovation, et Croissance», qui sera présent aux Jéco 2024 sur les conférences : Développement, inégalités, pauvreté : Les réponses de Pierre Salama ; Quel nouvel état du monde ? ; Intelligence artificielle : une menace pour l’emploi ? et Secular stagnation et Céline Antonin, Economiste senior à l’OFCE (Sciences Po) et chercheur associé au Collège de France qui sera présent aux Jéco 2024 sur les conférences : Intelligence artificielle : une menace pour l’emploi ? ; Secular stagnation et Du recul du niveau scolaire au décrochage français

Si les révolutions industrielles passées ont transformé le monde en optimisant la production de biens et de services, l’intelligence artificielle (IA), quant à elle, pousse cette logique plus loin. Définie comme la capacité d’une machine à reproduire un comportement humain intelligent, elle ne se contente pas d’automatiser des tâches physiques, mais participe à la production d’idées et de solutions nouvelles, introduisant ainsi une dimension cognitive inédite à la machine. Ainsi, l’IA générative en est une parfaite illustration : elle se distingue en tant que forme d’IA capable de produire des contenus originaux de façon autonome, grâce à un apprentissage préalable sur de vastes ensembles de données.

Face à ce potentiel, une question se pose : l’IA représente-t-elle simplement une nouvelle étape dans l’histoire de l’industrialisation, ou s’agit-il d’une révolution à part entière, capable de redéfinir notre rapport au travail et à la créativité ? A quel impact s’attendre sur l’emploi ?

Les principaux enseignements des précédentes révolutions industrielles

La crainte de voir les machines remplacer les humains est très ancienne. Dans les années 1920-1930, lors de la deuxième révolution industrielle, avec l’invention de l’électricité, Keynes et Leontief prévoyaient l’apparition du chômage technologique. Pourtant, l’emploi a résisté.

Une révolution industrielle a traditionnellement deux effets antagonistes sur l’emploi. Le premier effet est un effet négatif de substitution : certaines tâches sont transférées de l’humain vers les machines, ce qui peut conduire à la disparition des emplois – en particulier les emplois comportant beaucoup de tâches répétitives. Le second effet est un effet positif de productivité : l’automatisation rend les individus plus productifs et améliore le rapport qualité/prix des biens. Cela conduit à une augmentation de la demande globale et un gain de part de marché des entreprises qui automatisent leur processus de production, avec à la clé une augmentation des embauches et la création de nouvelles tâches[1]. La question est de savoir quel effet domine. A court terme, on observe des coûts de transition, avec la disparition de certains métiers. En revanche, à plus long terme, l’effet de création d’emplois a dominé l’effet de remplacement jusqu’à présent. En utilisant les données du recensement, Autor et ses coauteurs constatent ainsi que 60 % des travailleurs exercent aujourd’hui des professions qui n’existaient pas en 1940 (Autor et al., 2024)[2] . Si l’on transpose ce qui se passe avec l’automatisation des tâches au cas de l’automatisation des idées, alors on devrait observer le même processus.

Par ailleurs, les révolutions industrielles ont des effets décalés dans le temps, liés notamment au temps de diffusion technologique. Dans notre ouvrage Le Pouvoir de la Destruction Créatrice (2020)[3], nous énumérons les différentes raisons pour lesquelles la diffusion technologique prend du temps : l’importance des innovations secondaires, le temps de diffusion technologique au sein des entreprises, le retard dans l’adoption des technologies par les ménages, le coût initialement élevé des technologies, ou encore le temps d’adaptation des infrastructures et des institutions. 

Intelligence artificielle générative : les premiers résultats empiriques microéconomiques

En matière d’emploi, observe-t-on un effet complémentaire ou de substitution ? Une étude empirique sur l’IA générative, réalisée par Pawel, Berg et David (2023)[4], tente de répondre à cette question en analysant l’exposition des tâches à l’IA générative au sein des différentes professions. Ils classifient ainsi les emplois selon deux catégories : les emplois à potentiel d’automatisation (la plupart des tâches pourraient être remplacées par l’IA) et les emplois à potentiel de transformation (seules certaines tâches sont automatisables, ce qui maintient clairement la nécessité de l’intervention humaine). L’étude fait un constat plutôt rassurant : dans les pays à revenu élevé, le potentiel de transformation est 2,5 fois supérieur au potentiel d’automatisation (13,4 % contre 5,1 % de l’emploi total). Cela étant, les emplois sont inégalement exposés à l’IA générative : les employés administratifs constituent le groupe professionnel le plus exposé ; contrairement aux directeurs, cadres de direction et gérants. Dans la même veine, une étude d’Eloundou et al. (2023) estime qu’environ 19 % des travailleurs américains pourraient voir au moins 50 % de leurs tâches affectées par l’introduction des grands modèles de langage de type ChatGPT[5]

Les enjeux de l’IA portent également sur la qualité de l’emploi. Cela dépendra de la façon dont seront conçus et intégrés les systèmes d’IA sur le lieu de travail. Si l’IA peut permettre aux travailleurs une focalisation sur les tâches les plus créatives, on ne peut ignorer qu’il existe également un risque de réduction de l’autonomie des travailleurs, d’augmentation des cadences de travail ou d’une uniformisation des pratiques – potentiellement au détriment de l’innovation. 

La révolution de l’IA exige également d’adapter la politique de formation, aussi bien initiale que continue. Pour la formation initiale, il est notamment nécessaire d’accroître fortement le nombre de personnes formées en IA. Plusieurs mesures s’imposent : revaloriser le doctorat, notamment dans les matières « STIM » (science, technologie, ingénierie et mathématiques), créer des filières à double compétence IA/droit, IA/médecine, IA/sociologie (voir rapport de la Commission IA, 2024[6]) … De manière générale, au-delà des ingénieurs, il est nécessaire de sensibiliser tous les élèves à l’IA. Plus largement, il faut anticiper les métiers de demain en formant les individus à envisager le travail sous l’angle de la créativité, dans la mesure où l’IA entraîne une plus forte demande de main d’œuvre qualifiée capable de produire du contenu non généré par l’IA.

Pour conclure, la révolution de l’IA semble plus rapide que les révolutions précédentes : une innovation secondaire comme ChatGPT a largement accéléré l’appropriation de l’IA générative. Cependant, comme dans les précédentes vagues d’innovation, il faudra du temps avant qu’elle ne produise pleinement ses effets sur la productivité et la croissance. En attestent les prédictions très hétérogènes de l’impact macroéconomique de l’IA sur la croissance de la productivité, qui vont de 0,07 pp par an (Acemoglu, 2024[7]) à 1,5 pp/an (Briggs et Kodnani, 2023 [8]) avec une estimation médiane de 0,68 pp/an par Aghion et Bunel (2024)[9]. Par ailleurs, l’impact de l’IA sur la productivité et l’emploi dépendra de la manière dont les entreprises et les politiques publiques sauront accompagner cette transition technologique pour en maximiser les retombées économiques et sociales.

 

[1] Aghion, P, Antonin, C, Bunel, S, Jaravel, X (2024) montrent que cet effet de productivité explique l’effet global positif de l’automatisation sur l’emploi, sur données d’entreprises françaises. De même, à partir d’une enquête INSEE couvrant 9 000 entreprises françaises représentatives, le rapport IA : notre ambition pour la France, Odile Jacob, 2024 suggère un effet global positif de l’IA sur l’emploi global d’une entreprise, qui cependant n’est pas uniforme sur tous les emplois, certains emplois étant de fait négativement affectes par l’IA. 

[2] Autor, D., Chin, C., Salomons, A., Seegmiller, B (2024). New Frontiers: The Origins and Content of New Work, 1940–2018, The Quarterly Journal of Economics, 139 (3).

[3] Aghion, P., Antonin, C., Bunel, S. (2020). Le Pouvoir de la destruction créatrice : innovation, croissance et avenir du capitalisme, Odile Jacob. 

[4] Pawel, G., Berg, J., & David, B. (2023), Generative AI and jobs a global analysis of potential effects on job quantity and quality. International Labour Organization.

[5] Eloundou, T., Manning, S., Mishkin, P., & Rock, D. (2023). Gpts are gpts: An early look at the labor market impact potential of large language models. arXiv preprint arXiv:2303.10130.

[6] Commission de l’intelligence artificielle (2024), IA : notre ambition pour la France, Odile Jacob.

[7] Acemoglu, D. (2024), The simple macroeconomics of AI, working paper.

[8] Briggs, J., Kodnani, D. (2023), The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth, Goldman Sachs Publishing.

[9] Aghion, P. et Bunel, S. (2024), AI and Growth: Where do we stand?, mimeo Collège de France.

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