Par Clara Léonard, Directrice générale et co-fondatrice, Institut Avant-garde , qui sera présente aux Jéco 2024 sur la conférence La dette publique est-elle soutenable ?
La dette publique est-elle soutenable ? Cette question est plus que pertinente dans un contexte où les questions budgétaires sont au cœur du débat public, et où le gouvernement vient d’annoncer un objectif d’ajustement de 60 milliards d’euros pour le Projet de loi de finances 2025. Faut-il vraiment en arriver à un effort de cette ampleur pour assurer la soutenabilité de la dette française ? Répondre à cette interrogation implique d’interroger la notion même de soutenabilité, et de comprendre qu’il n’y a pas un unique facteur qui influe sur celle-ci, mais une diversité, ce qui fait de son évaluation davantage un art qu’une science (Wyplosz 2011).
Il existe aujourd’hui une confusion autour de plusieurs notions dans le débat public. Il est nécessaire de distinguer les questions « d’illiquidité » – un pays n’est pas capable de rembourser et de refinancer sa dette à court terme, de « solvabilité » – c’est le cas mais à plus long terme, et enfin de « soutenabilité », dont la définition peut varier. Avoir une dette soutenable ne signifie pas nécessairement la réduire ; une acception plus pragmatique pourrait être adoptée dans un contexte où les besoins de financement liés à la transition écologique sont considérables, et les besoins liés à la défense dans un contexte de tensions géopolitiques accrues. Une dette peut être considérée comme soutenable si le risque que celle-ci se retrouve sur une trajectoire explosive, c’est-à-dire une hausse forte et soudaine des taux d’intérêt, est minime.
Quels sont les facteurs qui influent sur cette soutenabilité ? Limiter ce débat à la question à la réduction la plus rapide possible du déficit primaire est simplificateur. D’autant plus que la composition de cet ajustement, ainsi que sa temporalité dans le cycle économique, sont tout aussi importante que son ampleur. En effet, il existe des consolidations qui, paradoxalement, finissent par mener à une hausse du ratio de la dette publique rapportée au PIB. En examinant plus d’une cinquantaine d’épisodes de consolidation depuis la fin des années 1980, le FMI conclut que la moitié de ces consolidations n’ont pas réduit le rapport entre la dette et le PIB. En Europe, les politiques d’austérité imposées ont mené à une « décennie perdue » dans les années 2010 ; la consolidation a eu un impact à long terme sur la croissance.
Une consolidation réussie est donc, encore une fois, un art, car elle implique de considérer une multitude d’effets, à des horizons temporels différents et souvent contradictoires. Il existe tout d’abord des considérations méthodologiques. Olivier Blanchard a défendu une évaluation de la soutenabilité à deux étages (2022), le premier consistant en une évaluation stochastique, une méthode probabiliste qui traduit mieux l'incertitude entourant les trajectoires de dette. Une nouvelle difficulté est également l’intégration du climat à ces analyses, un champ académique encore en pleine expansion (voir Boitan 2023 ou Seghini 2024).
Ensuite, il est essentiel de tenir compte de facteurs qualitatifs, le deuxième étage d’analyse défendu par Olivier Blanchard. Cohen et Valadier (2011) montrent que les défauts souverains peuvent être expliqués à 25% par la qualité de la gouvernance du pays. Cependant, ces facteurs sont plus difficiles à appréhender, et ils peuvent entrer en interaction avec les politiques de consolidation. Quelle est la capacité d’un État à faire adopter un budget avec une nouvelle orientation si nécessaire ? Si les États ont la « capacité » de payer leur dette, en ont-ils la « volonté » ? Et du côté monétaire, la banque centrale est-elle assez crédible pour rassurer les marchés si nécessaire ? Autant de questions qui impliquent d’analyser des évolutions politiques, la popularité (qui peut être érodée par certaines mesures de consolidation mal choisies) et même le charisme des dirigeants. En Europe la Banque Centrale Européenne reste aujourd’hui très crédible, mais la France a récemment connu une forte volatilité politique, ce qui l’expose particulièrement.
En outre, il faut considérer la dette publique comme un produit financier, échangé sur des marchés internationaux, qui possède des caractéristiques qui la distinguent de la dette privée. En effet, dans un système financiarisé où les pays développés sont tous très endettés, ce qui compte c’est l’appétence relative des investisseurs internationaux pour les actifs. Or il existerait un déficit structurel d’actifs dits « sûrs », dont les dettes souveraines posséderaient les caractéristiques (voir par exemple Jank et al 2020). Par ailleurs, celles-ci bénéficient d’un traitement réglementaire particulièrement favorable, ce qui expliquerait également l’appétence particulière des banques pour ces bons. Sur le plan financier, il est enfin nécessaire de tenir compte des types de détenteurs de la dette (Fang et. al 2023), plus ou moins stables, ainsi que des caractéristiques de la dette (maturité, indexation sur l’inflation, devise, etc.). Autant de propriétés sur lesquelles les États peuvent agir et qui ont un impact important sur la soutenabilité. En effet, un pays comme le Japon a ainsi pu atteindre un ratio de 250 % de dette sur PIB sans risque portant sur sa soutenabilité, notamment car sa dette est majoritairement détenue par les citoyens japonais, ce qui la soustrait en partie des critères d’appréciation de la communauté financière internationale.
Enfin, il est essentiel d’analyser plus largement des effets économiques de la politique budgétaire. Si la décomposition des politiques de consolidation est essentielle, c’est parce que tous les types de dépenses financées par la dette n’ont pas le même effet. Certaines peuvent être porteuses de croissance, ou permettre d’éviter des pertes futures, comme celles liées à la transition écologique. Enfin, la question est-elle seulement celle de la soutenabilité de la dette publique ou de l’économie dans son ensemble ? Quand on décide de réduire la dette publique, il faut réfléchir aux effets que cela peut avoir sur la dette privée, par exemple lorsqu’on réduit certaines dépenses sociales ou qu’on dégrade la qualité de nos services publics. Or, comme l’histoire des crises financières récentes l’a montré, et en particulier la crise des prêts hypothécaires américains, les dettes privées peuvent tout autant être à l’origine de crises systémiques que les dettes publiques.
Le débat public sur la dette doit donc évoluer au-delà des injonctions à réduire le plus vite possible le déficit et des inquiétudes sur le niveau de dette dans l’absolu. Dans un contexte où il sera très difficile de réduire nos ratios de dette, il est crucial de se concentrer sur le développement de nouveaux outils qui renforcent la soutenabilité de la dette publique à ces niveaux, que ce soit en repensant ses propriétés, en tenant davantage compte de la crédibilité de nos institutions et des évolutions politiques, ou encore en évaluant mieux l’effet des différents types de dépenses publiques.