Par Elisa Mougin, Maitresse de conférences en sciences économiques ENS de Lyon - CERGIC, qui sera présente aux Jéco 2024 sur la conférence Que sait-on de notre consommation d'information ?
Que sait-on de notre consommation d’information ? C’est la question à laquelle tenteront de répondre Marianne Lumeau (maîtresse de conférences à l’Université de Rennes), Anne Perrot (inspectrice générale des finances et membre du comité de pilotage des États Généraux de l’information), et Thibaut Bruttin (directeur général de Reporters sans Frontières) lors de l’une des conférences des Journées de l’Économie, le 6 novembre prochain.
Sous une apparente simplicité, cette question se révèle pourtant complexe. Elle implique d’abord de comprendre les différents niveaux d’engagement avec l’information. Dans un premier temps, il s’agit de distinguer celle qui nous inonde en continu, notamment via les réseaux sociaux, de la démarche active et citoyenne de s’informer. Selon la récente étude « Les français et l’information » menée par l’Arcom en 2023, plus de neuf français sur dix déclarent s’intéresser à l’information et en consommer quotidiennement. Comment s’informent-ils et par quels canaux ? Si l’on peut comptabiliser les chiffres d’audience, de lectorat ou le nombre de vues ou de clics, cette approche en silo montre vite ses limites et dissimule une grande diversité de « régimes informationnels ». Toujours d’après l’Arcom, les français consultent en moyenne neuf sources d’information, ce qui suggère une certaine pluralité dans les contenus auxquels ils sont exposés. Pourtant, cette diversité n’est pas reflétée par les mesures d’audience classiques, et l’hétérogénéité du nombre de médias suivis reflète une multitude de rapports à l’information. Par exemple, 13 % des répondants ne consultent régulièrement qu’une ou deux sources d’information, et ce nombre limité d’options peut conduire à une forme d’isolement informationnel que ne prennent pas en compte les comparaisons d’audience entre médias.
Reconnaître qu’il existe une démarche active vis-à-vis de l’information — c’est-à-dire un engagement conscient dans le choix des informations que l’on consomme — implique de différencier ce que l’on entend et voit, de ce que l’on croit, et de ce sur quoi nous fondons nos opinions. Cette grille de lecture est également éclairante. La confiance dans les médias s’effrite, comme le montre le Baromètre de la confiance dans les médias publié chaque année par La Croix : plus de la moitié des sondés n’ont pas confiance en ce que les médias disent sur les grands sujets d’actualité. Ce phénomène de défiance n’est pas propre à la France et touche de nombreux pays, selon le dernier Digital News Report du Reuters Institute. À cela s’ajoute l’essor du discours sur les fake news, et des doutes croissants quant à la crédibilité de certaines informations ou producteurs d’information. Toutefois, les sources choisies dans une démarche active sont souvent perçues comme fiables et crédibles par leurs propres consommateurs. Si bien que se creuse l’écart entre la valeur que l’on attribue à l’information des autres et la nôtre. Les travaux d’Andrea Prat et Charles Angelucci montrent qu’aux États-Unis, la confiance dans certaines informations, l’adhésion à des fausses nouvelles et le choix des sources d’information sont largement influencés par des facteurs socio-économiques : des variables telles que le revenu, le niveau d’éducation, le genre et l’âge ayant plus de poids que les clivages partisans. Ces déterminants sont aussi ceux qui façonnent nos relations aux politiques publiques et influencent la cohésion sociale, augmentant ainsi le risque associé à l’éloignement entre les régimes informationnels.
À cela s’ajoute la transformation des supports, en particulier les pratiques informationnelles des plus jeunes, souvent en ligne et sous des formats différents, que l’on tend parfois à minimiser ou à délégitimer. Comprendre ces pratiques en ligne, et ainsi soulever la question de la mesure de ces audiences au-delà du modèle traditionnel du comptage des téléspectateurs, auditeurs ou lecteurs, représente un défi pour la recherche. Ne pas se saisir pleinement du rapport des jeunes à l’information, c’est risquer d’ignorer la manière dont se forment les citoyens de demain, qui seront appelés à répondre aux grands défis économiques et environnementaux à venir.
Interroger notre rôle en tant que consommateurs d’information, c’est aussi replacer au cœur du débat la logique économique et les enjeux de financement. Pour reprendre le titre du récent ouvrage de Julia Cagé et Benoît Huet, L’information est un bien public : la production d’une information fiable et indépendante est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. Être consommateur d’information, c’est donc aussi se positionner par rapport au modèle économique des médias. Il s’agit de prendre conscience du risque lié à l’information «low-cost», qui grandit avec l’affaiblissement croissant des conditions d’exercice du journalisme ; mais aussi du danger que représente la concentration croissante du secteur par les rachats successifs de médias par des groupes privés, minant la crédibilité des sources ou alimentant la polarisation des contenus, et donc de la société.
Il est urgent d’établir de nouvelles règles de gouvernance pour les médias et leur actionnariat, comme l’a souligné le rapport des États généraux de l’information, publié le 12 septembre dernier. Ses auteurs dressent le constat d’un « espace informationnel menacé » et insiste sur l’urgence d’intervenir pour éviter une dégradation de la qualité de l’information. Les 15 propositions mises en avant dans ce rapport sont autant d’appels à l’action, non seulement pour les chercheurs et les décideurs publics, mais aussi pour les citoyens consommateurs d’information.
Sources :
Angelucci, C., & Prat, A. (2024). Is Journalistic Truth Dead? Measuring How Informed Voters Are about Political News. American Economic Review, 114(4), 887-925.
Cagé C., & Huet B. (2021). L’information est un bien public : Refonder la propriété des médias. Seuil.