Comment élire nos représentants locaux ?

Par Antoinette Baujard, Professeure de Sciences Economiques, Université Jean Monnet de Saint-Étienne et GATE ; Jérôme Lang, Directeur de recherche, LAMSADE, Université Paris Dauphine - PSL et Jean-François Laslier, Directeur de recherche au CNRS, en économie, PSE-École d’économie de Paris qui seront présents aux Jéco 2024 sur la conférence : Comment élire nos représentants locaux ?

 

Il y a quelque chose qui cloche dans le système d’élection des représentants locaux en vigueur, et qui rappelle étrangement le débat entre systèmes majoritaire et proportionnel.

Lors des élections dites « municipales », sont élus non seulement les conseils municipaux, mais aussi les conseils communautaires si la commune fait partie d'une intercommunalité à fiscalité propre. Du point de vue de l'électeur, ces deux élections n’en font qu’une.Rappelons le fonctionnement de ces élections doubles. 

Il y a deux tours de scrutin (un seul lorsque tous les conseillers ont été élus au premier tour).

Dans les communes de moins de 1000 habitants, les électeurs votent pour des candidats individuels. Les conseillers municipaux sont les candidats qui ont recueilli le plus de suffrages, et les représentants de la commune au conseil communautaire sont désignés parmi les conseillers municipaux suivant « l’ordre du tableau » : maire, adjoints puis simples conseillers.

Dans les communes de 1000 habitants et plus, les électeurs votent en utilisant un seul bulletin, qui contient deux listes liées : une liste de candidats aux élections municipales, et une liste, plus courte, de candidats au conseil communautaire (« liste intercommunale »). Les contraintes qui s'appliquent à la liste intercommunale sont complexes ; retenons que les candidats doivent également figurer « en bonne position » sur la liste communale associée. Lorsqu'une liste obtient la majorité des suffrages au premier tour, il n'y a pas de deuxième tour, et la répartition des sièges a lieu à la proportionnelle avec bonus majoritaire : la liste en tête reçoit d'emblée la moitié des sièges à pourvoir, et les autres sièges sont répartis entre toutes les listes ayant obtenu plus de 5% des suffrages exprimés. S'il y a un deuxième tour, les fusions de listes sont possibles, et la répartition des sièges suit là encore la règle proportionnelle avec bonus majoritaire. Les conseillers communautaires sont eux aussi élus à la proportionnelle avec bonus majoritaire.

Les élections municipales à Paris, Lyon et Marseille fonctionnent comme les élections intercommunales, avec les arrondissements dans le rôle des communes.

Dans l'élection du conseil municipal, si la proportionnalité est d’usage courant, ce n'est pas le cas du scrutin à deux tours ni du bonus majoritaire. Les deux tours permettent des négociations entre partis préalables à toute fusion de listes entre les deux tours. Le bonus majoritaire garantit une majorité de gouvernement municipal.

Il y a cependant un prix à payer : la représentation des différents partis au conseil municipal peut être très disproportionnelle. Avec deux listes au second tour, une liste qui obtient 51% des voix obtient 75% des sièges ; et la seconde, qui obtient 49% des voix (soit, en nombre absolu, quasiment le même nombre) obtient trois fois moins de sièges. Ce n'est pas un cas d'école : les seconds tours serrés sont légion. Cette disproportionnalité peut générer de la frustration (légitime) au sein de l'électorat. Et c’est pire avec trois listes au second tour.

Avec les élections intercommunales, les problèmes se multiplient et s'amplifient. Premièrement, un parti minoritaire en voix peut emporter l'élection. En France, un cas célèbre est l'élection municipale de Marseille en 1983 (qui, on l'a dit, fonctionne comme une élection intercommunale). Ce phénomène d’inversion électorale est typique des systèmes à deux niveaux ; il se produit régulièrement lors de l’élection présidentielle américaine, avec son système à deux niveaux (Etats et Etat fédéral).

Deuxièmement, la représentation au sein du conseil intercommunal peut être très disproportionnelle, plus encore que pour les élections municipales : dans une commune de moins de 1000 habitants, un parti qui obtient une majorité de voix gagne la totalité des représentants de la commune au conseil intercommunal. Dans une intercommunalité composée essentiellement de petites communes, un parti peut, avec à peine plus de 50% des voix, obtenir la quasi-totalité des sièges.

Troisièmement, le bonus majoritaire appliqué commune par commune ne garantit pas l'obtention d'une majorité au conseil intercommunal. Si trois partis obtiennent des scores similaires et obtiennent chacun la majorité dans un tiers des communes, ils bénéficieront alors tous autant de ce bonus ; ils obtiendront donc chacun un tiers des sièges. Ce n'est pas nécessairement un problème (les partis au conseil peuvent chercher à former des coalitions après l'élection, comme cela se fait dans de nombreux pays). Mais alors, à quoi bon appliquer un bonus majoritaire ?

Quatrièmement, le cloisonnement des votes (chaque électeur ne s'exprime que sur les représentants de sa commune) et le couplage entre l'élection municipale et l'élection intercommunale (bulletin unique pour deux scrutins) peut faire naître un sentiment de frustration. Moi, électeur de la commune Petitvillage, je peux vouloir exprimer des préférences sur tel ou tel candidat (de plusieurs partis, éventuellement) tout en ayant également des préférences sur les représentants des autres communes (surtout ceux de Grandeville) et plus encore, sur le parti qui gouvernera l'intercommunalité (et qui ne coïncide pas forcément avec les partis des candidats que je soutiens localement), ainsi que sur le président de l'intercommunalité (qui sera vraisemblablement issu de Grandeville).

Résumons-nous. Pour les scrutins intercommunaux, les quatre écueils auxquels se heurtent le système en vigueur sont dûs à deux raisons (interdépendantes) :

D’une part, le bonus majoritaire a été conçu pour les scrutins municipaux pour garantir une majorité au conseil, mais, appliqué aux scrutins intercommunaux, peut accentuer le manque de représentation sans garantir un parti majoritaire au conseil (ce pour quoi il a pourtant été conçu).

D’autre part, l'éclatement du scrutin entre deux niveaux (on vote seulement pour les représentants de sa commune au conseil) peut causer des inversions électorales et frustrer les électeurs qui voudraient peser directement sur le conseil intercommunal.

Pour les scrutins municipaux (à l'exclusion de Paris, Lyon et Marseille), une piste naturelle de solution est la redéfinition du bonus majoritaire. La première question à se poser est : est-ce vraiment nécessaire de garantir une majorité (sortie des urnes) au conseil ? Si non, alors on peut abandonner le bonus et laisser les coalitions se former. Si oui, alors on peut au moins diminuer ce bonus : 50% garantissent une majorité quel que soit le nombre de listes au second tour, mais en pratique, il y a généralement deux listes, parfois trois, rarement quatre, jamais plus. Avec deux listes, pas besoin de bonus. Avec trois listes, un bonus de 25% suffit (c'est d'ailleurs celui qui est appliqué aux élections régionales), et avec quatre listes, un bonus de 33% suffit. On pourrait, a minima, réduire le bonus à 25% ou à 33%. Et pourquoi pas, avoir un bonus qui dépend du nombre de listes en présence et des scores des différentes listes : on choisirait le plus petit bonus tel que le parti arrivé en tête ait la majorité, et le reste serait distribué à la proportionnelle.

Pour les scrutins intercommunaux, une piste intéressante serait de découpler vote local et vote global, dans l'esprit des scrutins mixtes (comme en Allemagne et dans environs un tiers des pays de l'UE). Il n'y aurait qu'un seul tour, mais chaque électeur voterait deux fois, une pour chaque niveau. Au niveau communal, son vote (pour des candidats de sa commune ou pour une liste de sa commune, selon qu'elle a moins ou plus de 1000 habitants) compterait pour élire son conseil municipal et ses représentants locaux au conseil intercommunal. Au niveau intercommunal, son vote pour une liste intercommunale compterait pour déterminer la proportion de chaque parti au conseil intercommunal. Un processus de compensation à l'allemande donnerait alors des conseillers supplémentaires visant à aller dans le sens de la proportionnalité. Les candidats supplémentaires élus seraient choisis dans les candidats locaux perdants, tout en préservant la représentation proportionnelle de chaque commune au conseil. Cette méthode est assez générale ; elle est compatible avec le maintien d'un bonus majoritaire, avec la possibilité de voter sur des candidats individuels des autres communes, voire avec le maintien de deux tours. En tout cas, elle évite trois des quatre écueils précédents : tous sauf la proportionnalité si l'on garde un bonus, et tous sauf la garantie d'une majorité sinon.

En conclusion, on sent dans les élections locales une tension entre deux philosophies du vote des représentants, qui rappelle la situation nationale : un système uniquement majoritaire, qui considère que la politique ne peut être conduite qu’à la majorité et vise à éviter les longs débats; et un autre, fondé sur une représentation proportionnelle, qui exige écoute et discussion continue entre conseillers et entre communes.

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