Trois épisodes singuliers dans l’histoire de la pensée économique en France

Par Muriel Dal Pont Legrand, Professeure de sciences économiques, GREDEG - Université Côte d’Azur ; Gilbert Faccarello, Professeur d'économie, Université Panthéon-Assas ; Claire Silvant, Maître de conférences en Sciences Economiques, Université Lyon 2 Lumière et Philippe Steiner, Professeur émérite de sociologie, Sorbonne Université, qui seront présente aux Jéco 2024 sur la conférence Économistes français, une pensée singulière dans l’histoire

Les historiens de la pensée ont depuis bien longtemps souligné l’existence de traditions économiques spécifiquement françaises en économie, très riches sur le plan de l’analyse et parfois très influentes. Dans le « feuilleton » de l’histoire de la pensée économique, les économistes français ont assurément compté. 

Sur le site SES-ENS voir le grand dossier retrouvez le "feuilleton" de l'Histoire de la pensée économique" de Jean-Pierre Potier,

On pense d’abord, à cet égard au groupe des Physiocrates, qui s’est constitué au XVIIIe siècle autour de François Quesnay, Mirabeau et Dupont de Nemours ; ces économistes, contemporains d’Adam Smith, ont constitué la première véritable « école de pensée » en France, et ont développé une « science nouvelle » de l’économie politique. Au XIXe siècle ensuite, se détachent plusieurs figures et courants importants auxquels ont été consacrés des travaux assez nombreux. On pense, d’abord, à la figure de Jean-Baptiste Say, autour de laquelle les économistes libéraux se sont organisés, et ont contribué à créer et consolider un grand nombre d’institutions par lesquelles la pensée libérale s’est diffusée (des chaires d’enseignement, des revues, des maisons d’éditions, des sociétés savantes). Des travaux d’histoire de la pensée ont ensuite montré que les ingénieurs-économistes, en particulier sous l’impulsion de Jules Dupuit (et jusqu’à Maurice Allais et peut-être au-delà), ont contribué de manière remarquable et durable au développement de l’analyse économique, en particulier sur les questions d’économie publique et d’économie industrielle. L’œuvre multiple de Léon Walras, en particulier son analyse de l’équilibre général, a également suscité beaucoup d’intérêt. Enfin, la pensée économique en France au XXe siècle est un champ de recherche en pleine expansion, particulièrement fécond actuellement, dans un contexte où les spécificités nationales ont tendance à s’effacer, voire à disparaître. 

A l’écart de ces traditions économiques bien identifiées et relativement abondamment étudiées, la pensée économique française est riche de très nombreuses singularités. A ce titre, trois moments (de manière non exhaustive) peuvent mériter un détour particulier, illustrant la richesse et la diversité des débats et questions que se posent les économistes en France. 

Nouvelles approches de la valeur et nouveaux outils de formalisation dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle

Au 18e siècle se développe en France un courant de pensée qui a profondément et durablement influencé les développements ultérieurs de l'économie politique. Ce courant se fonde sur la philosophie dite sensualiste, qui établit que les sensations sont la source de toute connaissance et l’aiguillon des comportements des hommes, qui recherchent les plaisirs et évitent les douleurs, mais ne se confond pas avec l’utilitarisme.  

L’économie politique d’inspiration sensualiste, avec ses représentants principaux (A.-R.-J. Turgot, M.-J.-A.-N. Caritat de Condorcet, et J.-J.-L. Graslin), a d’abord produit des développements nouveaux sur la question de la valeur. Graslin, s'inspirant du Contrat social de J.-J. Rousseau, a développé une approche en termes de secteurs verticalement intégrés et de prix naturels basés sur les quantités de travail dépensées dans la production des marchandises, tandis que Turgot a proposé une théorie subjective de la valeur, des prix d'équilibre et du taux d'intérêt, ainsi qu'une théorie de la concurrence capitaliste conduisant à un équilibre défini par l'uniformité des taux de profit dans toutes les branches. 

C’est aussi à cette période que se développe le raisonnement mathématique en économie ; il s’accompagne d’un certain nombre de tentatives de quantification des variables économiques et de formalisation du discours économique, à une époque où les besoins de quantification du pouvoir politique (sur un plan économique et démographique) et du secteur privé (sur un plan commercial) se font plus pressants. Les progrès des outils de formalisation, en particulier grâce à Pierre-Simon Laplace et ses apports à la théorie des probabilités, ont ouvert un champ nouveau dans la pensée économique. Condorcet a eu recours à la théorie des probabilités pour transformer l’ancienne arithmétique politique en une nouvelle « mathématique sociale », comme il la nomme, qu’il va appliquer à de nombreux domaines, tels que l’assurance, le viager, l’activité des entrepreneurs. C’est en appliquant sa « mathématique sociale » à l’analyse des choix sociaux (en particulier au « paradoxe du vote ») que les résultats de Condorcet seront les plus remarqués et les plus commentés. 

Notons enfin que d’autres tentatives significatives d’utiliser l'algèbre dans le raisonnement économique sont réalisées durant le dernier quart du 18e siècle par A.-N. Isnard, N.-F. Canard et C.-F. de Bicquilley ; l’ingénieur Isnard a étudié le fonctionnement de l’économie comme un système de branches d’activités interconnectées, tandis que Bicquilley et Canard ont tenté de déterminer les prix d’équilibre des marchandises dans les relations d’échanges. 

La critique sociologique de l’économie

Parmi les singularités de la pensée économique française du 19e siècle figure le fait que les sociologues ont très tôt développé une réflexion critique sur le savoir économique. Trois auteurs retiennent plus particulièrement l’attention : Auguste Comte (1798-1857), Frédéric Le Play (1806-1882) et Émile Durkheim (1858-1917).

Auguste Comte, créateur du terme de sociologie, développe une critique méthodologique de l’économie politique dans son Cours de philosophie positive (1830-1842). Il reproche aux économistes d’isoler l’économie du reste de la vie sociale et rejette la fiction de l’homme économique maximisateur infatigable de son intérêt. Par la suite, il développe sa réflexion critique avec le concept d’altruisme (« vivre pour autrui et vivre en autrui ») de manière à indiquer que l’activité économique comporte d’autres facettes que celle de l’égoïsme qui prévaut sur le marché. C’est notamment le cas au sein de la famille et dans les échanges de don entre proches. 

La critique sociologique prend une tournure différente avec Frédéric Le Play. Pour lui, l’industrialisme et l’abandon des valeurs traditionnelles expliquent la situation de conflits entre les maîtres et les ouvriers sur le marché du travail comme dans les ateliers, ainsi que la déchéance morale qui affecte la société française. Il entreprend une série de monographies sur les modes de vie de différentes familles et en tire une vision paternaliste des rapports sociaux, suggérant de revenir aux lois du Décalogue et à une forme de vie familiale structurée autour du père de famille (la famille souche).

Émile Durkheim renoue avec la critique méthodologique développée par Comte. Lui aussi considère que la méthode abstraite des économistes n’est pas la bonne. En lieu et place, il faut tenir compte des liens sociaux existant entre les individus ; certes, cela complique la recherche, mais c’est indispensable pour rendre compte de la vie économique. Il suggère alors de remplacer l’économie politique par une sociologie économique mettant l’accent sur les institutions structurant la société. Ses disciples, François Simiand et Maurice Halbwachs, puis Marcel Mauss dans son Essai sur le don, développeront ces idées dans le premier tiers du 20e siècle. 

La critique élaborée par Comte, Durkheim et les durkheimiens garde son actualité jusqu’à la fin du 20e siècle avec le développement de la sociologie économique et, en France, avec l’œuvre de Pierre Bourdieu qui en reprend l’essentiel une fois reformulée dans les concepts (habitus, champ, capitaux) qui sont les siens. 

L’évolution (plus si singulière) de la macroéconomie à la française au XXe siècle

Si les historiens de la pensée économique n’avaient jusqu’alors eu guère de difficultés à identifier des traditions nationales, la situation devient plus complexe au XXe siècle. Quand on s’intéresse à l’histoire « récente » de la discipline (i.e. sur la période qui couvre la fin de la seconde guerre mondiale à nos jours), on est frappé à la fois par son « tournant appliqué » comme par sa forte transnationalisation. Le contraste entre la période de l’entre-deux guerres et les développements des dernières décennies a été maintes fois noté par les historiens de la pensée économique pour souligner la disparition de traditions nationales au profit d’une uniformisation de la discipline, un format désormais transnational, inévitablement associé aussi à ce que certains considèrent comme un recul du pluralisme, mais qui de fait, conduit à un effacement de la diversité (nationale) des traditions économiques.

Qu’en est-il de l’économie en France ? Existait-il une tradition, ou des traditions ? Qu’est-ce qui caractérise (ou a caractérisé) le paysage académique français et qui puisse nous permettre de comprendre sa trajectoire dans un paysage international ? 

Si l’on focalise son attention sur l’histoire de la macroéconomie, il paraît opportun de questionner un certain nombre d’éléments souvent avancés : le (prétendu) retard de la France au sortir de la seconde guerre mondiale et sa difficulté à opérer le « tournant » appliqué de la discipline, le rôle de la division entre économistes universitaires d’une part et économistes-ingénieurs d’autre part, la domination de la discipline par une pensée anglo-saxonne. 

Muriel Dal Pont-Legrand, Gilbert Faccarello, Claire Silvant et Philippe Steiner

origine du blog
Auteurs du billet