La science économique peut réparer le monde

Par Hélène Rey, Professeur d’économie à la London Business School, qui sera présente aux Jéco 2024 sur la conférence L’économie peut-elle réparer le monde ?. Tribune publiée dans Le Monde (3-4/11/2024)

Notre monde est fragile. Il est traversé par des chocs violents comme les guerres, mais aussi par des transformations structurelles comme le changement climatique. C’est notre maison qui devient inhabitable. La communauté des humains doit se ressaisir pour remettre de l’ordre et la réparer. Dans cette optique, l’économie – du grec ancien oîkos, « maison », et nómos, « loi » – doit être en première ligne pour nous aider à gérer notre habitat commun, la planète.

Le changement climatique est une menace existentielle : le rapport de 2017 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat prévoyait que de 4 miliards à 5 milliards de personnes vivraient dans des conditions climatiques au-delà du seuil mortel à la fin du siècle, en cas d’inaction. Pour atteindre une hausse des températures limitée à 1,5 °C, nous disposions d’un « budget carbone » de 300 gigatonnes (Gt) début 2020. Depuis, il s’est réduit comme peau de chagrin, car nous avons dépensé plus de 36 Gt par an, comme le montre Frédéric Samama dans Archéologie de l’inaction (Hermann, 200 pages, 18 euros). Notre budget est maintenant de 155 Gt de CO2. Il y a urgence.

La science économique a beaucoup à dire pour aider à façonner nos politiques climatiques. Comme les marchés sont incapables de prendre en compte à eux seuls les effets funestes des émissions de CO2, il faut une taxation conduisant à un prix du carbone élevé et croissant, altérant ainsi les incitations de tous les acteurs économiques et orientant les changements technologiques vers la décarbonation. Ce prix du carbone doit être appliqué de façon globale pour éviter les « fuites » des industries polluantes s’implantant sous des juridictions plus clémentes.

Changer nos priorités

Mais, entre les prescriptions de la théorie économique et la réalité, il y a un énorme pas. La mise en œuvre concrète de la théorie doit être méticuleusement pensée : l’Union européenne est en pointe avec son système de droits d’émissions carbone, et l’on peut s’en réjouir. Mais les aspects redistributifs des taxes carbone et l’accompagnement des ménages les plus modestes durant la transition énergétique sont fondamentaux. L’épisode des « gilets jaunes » en France est emblématique, de ce point de vue. On peut aussi citer l’Inflation Reduction Act américain de 2022, qui fait passer des subventions vertes sous couvert de lutte contre l’inflation en raison de l’hostilité du Congrès américain à favoriser la transition. De plus, l’Europe, responsable de moins de 8 % des émissions mondiales actuelles, ne peut rien réussir seule. Il faut créer des coopérations internationales et un mécanisme d’harmonisation du prix du carbone aux frontières pour éviter tout « dumping » environnemental.

Mais les économistes ne peuvent agir isolément. Ils s’appuient évidemment sur les scientifiques du climat pour toute quantification. Ils doivent aussi s’allier avec les philosophes, sociologues, psychologues, historiens, experts en sciences politiques…, pour penser l’implémentation des théories économiques. Mais même cela n’est pas suffisant, car la mise en pratique nécessite l’intervention des politiques et des diplomates dans les cadres institutionnels existants et, de façon ultime, l’adhésion d’une bonne partie des citoyens.

Hélas, notre degré d’inaction, jusqu’à présent, devant notre suicide collectif doit nous pousser à questionner notre capacité actuelle à utiliser la raison et la théorie économique pour changer nos priorités et notre représentation du monde, comme le démontre Frédéric Samama dans son livre.

Un monde de plus en plus fragmenté

La nouvelle configuration géopolitique conduit aussi à utiliser le raisonnement économique pour justifier des sanctions économiques ou des politiques industrielles de soutien aux nouvelles technologies, dans le but de modifier les rapports de force entre pays rivaux. En théorie, les sanctions fonctionnent à la fois comme arme de dissuasion – il faut respecter les règles du droit international ou l’on est puni – et comme instruments d’affaiblissement de l’économie adverse en augmentant les coûts de la guerre.

Mais les économistes ont montré que, en pratique, diminuer les quantités de pétrole et de gaz russe sur les marchés mondiaux sans autres outils économiques fait augmenter les prix, ce qui assure au régime russe des revenus confortables. Ils montrent comment les flux commerciaux et financiers permettent de contourner les sanctions en analysant des données fines des douanes et du fret maritime grâce à des méthodologies développées en économie internationale (« Evaluer l’impact des sanctions internationales sur les exportations de pétrole russe », Centre for Economic Policy Research [CEPR] 2023). Ils évaluent la restructuration des chaînes de production des économies dépendantes de l’énergie russe (« Ukraine Initiative », de Yuriy Gorodnichenko, CEPR), ce qui est indispensable pour dessiner les politiques économiques d’accompagnement, ou analysent, plus globalement, les liens entre commerce international et conflits (« Does globalisation pacify international relations ? », « la mondialisation pacifie-t-elle les relations internationales ? », Thierry Mayer, Mathias Thoenig, Philippe Martin, VoxEU, 2007).

Il faudrait ajouter à ce tableau partiel l’importance des études économiques sur l’innovation technologique pour aider l’Europe à naviguer dans un monde de plus en plus fragmenté, où les dominations américaine et chinoise se font menaçantes.

Oui, l’économie peut contribuer à réparer notre planète, et c’est, d’une certaine façon, sa raison d’être. Mais elle ne peut le faire seule.

Hélène Rey est vice-présidente du Centre for Economic Policy Research.

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