Billet proposé par Laure Flandrin (Enseignante Chercheuse - École Centrale Lyon). Il est issu d'une présentation faite lors de la Journée de l'ingénierie organisée le 15 avril à Lyon par Le Collège d'ingénierie. Vous pouvez voir la vidéo sur leur site.
Cette communication présentée lors de la Journée de l’ingénierie, traite de l’économie régénérative avec un double objectif : d’abord poser les finalités de ce modèle émergent, et discuter ensuite de l’écologie industrielle comme levier pour les atteindre.
Pour comprendre le modèle régénératif, on peut bien sûr commencer par l’opposer au dégénératif. L’économie telle que nous la connaissons aujourd’hui est extraordinairement extractiviste en amont : prédatrice des ressources non renouvelables évidemment, mais aussi des ressources renouvelables dont elle ne respecte pas les rythmes naturels de régénération. Elle est également extraordinairement polluante en aval et les capacités d’absorption naturelles de cette pollution saturent. Le choix du terme régénératif, par sa connotation vitaliste, permet de pointer que cette économie menace désormais l’habitabilité terrestre. Et je ne parle pas seulement des espèces animales non humaines effondrées, mais également des humains eux-mêmes, qui dépendent vitalement de cette biodiversité. L’enjeu de l’économie régénérative, c’est de se substituer à cette économie destructive.

Mais il ne s’agit pas pour autant de se contenter de réduire nos impacts négatifs sur le socio-environnemental, ou de les compenser dans une logique de neutralisation carbone externalisée hors cœur de métier de l’entreprise quand il y a des impacts négatifs résiduels. Il ne s’agit pas non plus de préserver ou de restaurer avec l’idée de sécuriser l’existant. Le niveau de dégradation de nos écosystèmes socio-naturels est tel qu’il faut désormais régénérer, et donc réviser complètement notre modèle productif. L’idée générale est d’aller vers une économie qui régénère les milieux dont nous dépendons : une économie qui active les processus d’auto-guérison des milieux fortement dégradés et même qui amplifie ses potentialités éco-systémiques. La finalité ultime, c’est donc de recréer de l’habitabilité terrestre multi-spécifique dans une perspective de santé commune. Car le vivant a une valeur insubstituable : il fait des choses fondamentales que nous ne savons pas faire (polliniser, photo-synthétiser, rendre le monde habitable pour d’autres, stocker du CO2, etc.), et que nous ne pourrons pas remplacer par du capital technique. Quand on en reste à la limitation des impacts négatifs, on vise en fait la réduction homothétique du système tel qu’on le connaît. Le régénératif invite au contraire à changer de modèle. Pour l’instant nous sommes coincés dans la logique de réduction ou de neutralisation. D’abord pour des raisons matérielles liées à l’inertie des macro-systèmes techniques fossiles dont nous héritons et aussi à la nature de l’innovation (qui se fait dans une logique incrémentale de gestion des externalités négatives de la croissance passée plutôt que dans une logique de rupture). Mais nous sommes aussi piégés dans cette logique pour des raisons culturelles : nous sommes incapables d’imaginer une économie qui fasse autre chose que détruire, et peut-être moins capables encore d’imaginer positivement une économie qui régénèrerait en même temps qu’elle produit. Nous pensons l’économie comme un domaine frontalement antagonique au vivant, et conséquemment que la biodiversité prospère là où l’économie se trouve réduite à la portion congrue. Cette vision est fausse : ça n’est pas l’économie en tant que telle qui détruit la biodiversité, c’est l’économie linéaire très fortement financiarisé avec production de valeur à court-terme. Les avancées scientifiques récentes en écologie humaine montrent au contraire que dans beaucoup d’économies primitives, les humains, pourtant super-prédateurs du vivant, fonctionnaient comme espèce clef de voûte en prélevant les surpopulations d’espèces invasives.
Alors bien sûr même si la littérature sur l’économie régénérative revalorise les savoirs traditionnels indigènes, il ne s’agit bien sûr pas de redevenir des chasseurs cueilleurs itinérants. L’histoire humaine a un sens et on n’a jamais vu des sociétés à États à économie fortement divisée redevenir des sociétés pré-agraires. Mais ce qui dit le modèle de l’économie régénérative, c’est qu’il va falloir refaire co-évoluer l’économique, le social et l’environnemental. Aujourd’hui, la sphère économique toute puissante traite le social comme une variable d’ajustement, et l’environnement comme un sous-système. Pour s’y opposer, le modèle classique du développement durable invitait à trouver l’intersection étroite entre l’économique, le social et l’environnemental. Mais l’économie régénérative va plus loin en réencastrant la sphère économique dans le social et l’environnemental. Dès les années 1970, des économistes tels que René Passet et Nicholas Georgescu-Roegen, que l’économie régénérative revendique comme des soubassements scientifiques importants pour son modèle, nous le disaient déjà. Georgescu-Roegen est notamment l’un des premiers économistes à formaliser l’idée que l’économie obéit à des lois naturelles non économiques, et notamment à la loi d’entropie, et n’aura donc pas d’autre choix que de se resynchroniser avec la biosphère. Un des premiers aussi à montrer que le ré-encastrement ne sera possible qu’à la condition de recentrer l’économie sur les besoins humains fondamentaux. Manger, se loger, se chauffer, se vêtir, se déplacer, échanger des informations : il faut le faire en trouvant des relations réciproquement profitables entre l’économique, le social, et l’environnemental. L’économie régénérative ré-emboite ces sphères, mais pas de manière hermétique et statique puisqu’il s’agit de trouver des boucles régénératives entre les trois niveaux.
Ce modèle a d’abord été développé à partir du secteur agro-forestier qui est, avec le secteur énergétique, l’un des deux grands systèmes qui dysfonctionne au niveau mondial, avec un quart des émissions mondiale de carbone qui lui sont imputables. Dans les années 1970, des militants américains de l’agroécologie font alors la critique du modèle agro-industriel et préconisent de rediversifier les paysages agricoles là où nous avons tout simplifié à l’extrême avec des monocultures juxtaposées en silos, et de réintensifier le secteur en travail là où nous avons tout capitalisé avec de la chimie et des machines thermiques. Sur le plan socio-économique, ces techniques agro-écologiques sont réassociées à des modèles de gouvernance partenariale plutôt qu’actionnariale. Le régénératif chemine ensuite de l’agro-écologie vers l’hydrologie, avec le nouveau paradigme de l’eau porté par les Water Institue de Californie et de Slovaquie dans les années 1980. Puis le concept diffuse plus largement, notamment vers l’architecture régénérative, qui restaure les cycles de l’eau, séquestre du carbone, crée de l’habitat pour la biodiversité par un design biomimétique. Mais sait-on ce que pourrait être une industrie automobile régénérative ? Une industrie spatiale régénératrice ? Et même une macro-économie régénérative ?
En réalité les théoriciens de l’économie régénérative ne sont pas des macro-économistes, et inversement il y a peu de macro-économistes régénératifs. Dans le paradigme régénératif, on ne part pas du niveau macro pour redescendre vers le micro. Sans doute parce que le niveau macro (étatique ou interétatique), qui est pourtant l’échelon auquel se posent les problèmes, déçoit fortement depuis 40 ans. On préfère donc penser essaimage à partir d’une base locale. La régénération est une propriété du vivant, donc pour être régénératif il faut faire comme le vivant, et d’abord commencer par s’organiser en bouquet d’interdépendances, en écosystème territorialisé. Le niveau du régénératif par excellence, ça n’est pas l’ingénierie, ça n’est même pas l’entreprise comme unité isolée, c’est son écosystème de parties prenantes remises en coopération plutôt qu’en concurrence. Prenez par exemple l’entreprise H2X Ecosystems, un acteur industriel breton de l’hydrogène vert que l’AFNOR a très bien repéré. Contrairement à ce que fait l’économie mainstream, H2X part des besoins énergétiques des territoires pour faire émerger des possibilités techniques durables. Elle co-construit, avec les collectivités territoriales et les entreprises demandeuses d’énergie, des solutions sur mesure. C’est donc un Lego de l’hydrogène : elle développe des briques technologiques (pile à combustible de 5 kW, réservoir amovible, etc.) et en fonction du modèle utile pour la collectivité ou l’entreprise, elle les assemble différemment dans des systèmes plus complexes (qui va du petit générateur de 5-15 kW au gros générateur de 350 kW). Prenez le cas d’une collectivité qui ferait appel à H2X pour révéler le potentiel de son territoire. Au lieu de penser de manière cloisonnée, H2X pense diversité écosystémique pour fédérer ses parties prenantes locales. Si on raisonne par niveau, H2X fait a priori du circulaire. Sur le plan industriel, la conception modulaire et interopérable des produits permet de les faire évoluer sans les jeter lorsque certains composants sont défectueux ou déclassés par le progrès technique. Sur le plan économique, la valeur créée est intégralement redistribuée sur le territoire local. Sur le plan social, les besoins de mobilité sont documentés au plus près des sites de production pour limiter le transport d’hydrogène, généralement couteux. Les solutions coopératives plutôt qu’individuelles sont recherchées pour intensifier les usages, par ex. avec la mutualisation de flotte de voitures à hydrogène. Sur le plan environnemental, l’hydrogène est produit uniquement à partir de ressources locales (eaux usées des stations d’épuration, biodéchets des agriculteurs) et des ENR ; et les co-produits (l’eau, l’oxygène) sont valorisés. Mais ce qui compte pour qualifier le modèle régénératif, c’est moins cette analyse niveau par niveau que les synergies recherchées entre les sphères pour se développer en spirale plutôt qu’en cercle, comme par exemple lorsque l’économie de l’accès à la voiture plutôt que de la possession permet de régénérer les ressources industrielles, donc lorsque le social régénère la technosphère ; ou lorsque la régénération des ressources locales du territoire pour produire de l’hydrogène peu cher permet de redynamiser les entreprises, de favoriser l’emploi, et de retrouver de la souveraineté avec une énergie indépendante des chocs d’approvisionnement géopolitiques. La performance environnementale rétroagit positivement sur le social, au lieu d’être opposé.

Pour réussir ce fonctionnement écosystémique, il faut de la diversité, là où toute l’industrie moderne a reposé au contraire sur la spécialisation des territoires pour aller chercher des économies d’échelle, parce qu’on voulait la croissance à tout prix. Or la croissance est par excellence le domaine de la régulation macro-économique, qui revient donc par la fenêtre alors qu’on pensait l’avoir chassé par la porte. L’écologie industrielle peut certes essaimer, mais il lui faudra aussi se substituer à l’existant, plutôt que s’y ajouter, pour produire des effets macro-économiques susceptibles d’inverser les tendances dégénératives.
Petite bibliographie indicative
- BPI France Le Lab, Explorer les approches régénératives, téléchargeable à partir du lien suivant : https://lelab.bpifrance.fr/get_pdf/3894/2023-10-livre_blanc_l%27approche_regenerative_pour_les_entreprises_-_bpifrance_le_lab_-_valerie_brunel_sarah_dubreil.pdf
- Isabelle Delannoy, L’Économie symbiotique, Actes Sud, 2017.
- Sylvie Ferrari, Nicolas Georgescu-Roegen et la bioéconomie, Le Passager clandestin, 2023.
- Ben Haggard et Pamela Mang, Régénérer, Principes fondateurs et pratiques inspirantes pour les entreprises et les territoires, Rue de l’échiquier, 2024.
La journée de l'ingénierie 2025
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