
Par Antonin Bergeaud, Professeur, HEC Paris , qui interviendra aux Jéco 2025 sur les conférences : L'Europe peut-elle revenir dans l'Histoire ? et Repenser nos politiques d’innovation
La France fait face à un paradoxe inquiétant en matière d’innovation. Malgré des chercheurs reconnus mondialement, malgré un soutien public important et malgré une volonté affirmée de rester à la frontière technologique, le pays accumule des retards en termes d’innovation. L’incapacité de la France à développer un vaccin anti-Covid en est un symbole brutal, révélant de nombreuses failles. Ce décrochage se traduit par des parts de marché perdues, un déficit commercial et une dépendance accrue envers les technologies étrangères. Dans ce contexte, faut-il repenser les politiques d’innovation nationales ?
Un effort de R&D privée qui stagne depuis des décennies
Le constat est clair : la dépense intérieure de R&D plafonne autour de 2,2 % du PIB depuis plus de vingt ans, loin de l’objectif européen de 3 %. La comparaison internationale n’est pas favorable, avec près de 4,8 % du PIB consacrés à la R&D en Corée du Sud, 3,4 % aux États-Unis, 3,3 % au Japon et 3,1 % en Allemagne.
La structure française explique en partie ce retard. Le nombre d’entreprises innovantes est limité, environ 25 000 sur plus de 4 millions. L’effort de R&D repose surtout sur quelques grands groupes industriels, dont le poids recule avec la désindustrialisation. Celle-ci a réduit le nombre de centres de recherche et explique en partie la stagnation de la dépense privée. Aucun groupe français ne figure aujourd’hui parmi les 20 premiers investisseurs mondiaux en R&D, là où l’on retrouve dix entreprises américaines, deux suisses et quatre allemandes. Cette absence de grands acteurs « disruptifs » prive la France de moteurs de croissance et d’emplois.
Les conséquences sont visibles dans les secteurs de haute technologie où la France avait pris de l’avance, comme le nucléaire, l’aérospatial ou les télécommunications, mais qui peinent à se renouveler. Le pays importe de plus en plus de produits technologiques et de services numériques qu’il n’a pas su développer, ce qui pose des enjeux évidents de souveraineté.
Des outils de soutien nombreux, mais une efficacité contestée
Ce constat quelque peu déprimant n’est pourtant pas le résultat d’un manque d’effort des pouvoirs publics dans le soutien à l’innovation. La R&D exécutée par le secteur public représente environ 1 % du PIB, celle exécutée par les entreprises 1,2 %, soit un total proche de 2,2 %. L’État intervient à travers des financements directs (programmes d’investissements, subventions, appels à projets) et des incitations fiscales.
Le principal instrument est le crédit d’impôt recherche (CIR), créé en 1983 et élargi en 2008. Il offre aux entreprises un crédit d’impôt égal à 30 % de leurs dépenses de R&D jusqu’à 100 millions d’euros, pour un coût annuel d’environ 6,5 milliards d’euros. Ce dispositif a l’avantage d’être simple et accessible, mais il ne cible pas les technologies stratégiques ni les innovations de rupture. Il existe un risque d’effet d’aubaine, avec des dépenses de R&D de routine financées sans véritable impact supplémentaire. Par ailleurs, même si 91 % des bénéficiaires sont des PME, celles-ci ne captent qu’environ un tiers des montants, les grands groupes absorbant l’essentiel de l’avantage fiscal. Le CIR ne fait pas partie de la dépense intérieure de R&D au sens statistique, mais constitue une dépense fiscale qui soutient indirectement les entreprises.
En parallèle, la France a développé de nombreux dispositifs ciblés : appels à projets, concours d’innovation, aides via Bpifrance ou l’ADEME. Ces instruments permettent de flécher des secteurs prioritaires comme le numérique, la santé ou la transition écologique. Mais leur multiplication a entraîné une forte complexité administrative et un risque de saupoudrage. Le nombre de dispositifs est passé d’une trentaine à plus de soixante en quinze ans, ce qui nuit à la lisibilité et à l’efficacité.
Un autre problème est que l’écosystème est surtout orienté vers les phases amont. La France a réussi à créer un environnement favorable à la naissance de start-up, mais celles-ci rencontrent des difficultés au moment de passer à l’échelle. Le financement de croissance, l’accès aux marchés publics et les capacités d’industrialisation constituent des goulets d’étranglement. C’est souvent à ce stade que les jeunes entreprises françaises se font racheter par des acteurs étrangers, ou choisissent de se développer hors du territoire.
De la fin du « colbertisme éclairé » à l’absence de stratégie industrielle
Pendant plusieurs décennies, la France a pratiqué un « colbertisme éclairé », où l’État assumait un rôle central dans la création de champions nationaux à travers de grands programmes (TGV, nucléaire, aéronautique, spatial). Ces choix ont produit des réussites durables, mais à partir des années 1990, ce modèle a été progressivement abandonné. Sous l’effet de la dérégulation, des règles européennes limitant les aides d’État et d’une confiance accrue dans le marché, la France a privilégié des politiques horizontales comme le crédit d’impôt recherche, au détriment d’une stratégie sectorielle.
Ce retrait de l’État stratège a laissé passer plusieurs révolutions technologiques, notamment l’informatique et Internet, captées par d’autres pays. L’innovation a été encouragée via une multitude d’appels à projets dispersés, mais sans véritable feuille de route industrielle. Le résultat est un système fragmenté, parfois frileux vis-à-vis des projets risqués, et où l’exploration de ruptures technologiques reste limitée.
Dans ce contexte, le secteur privé n’a pas comblé le vide. Les grands groupes ont privilégié les innovations incrémentales et les start-up, faute de financements de croissance et d’un écosystème industriel solide, peinent à grandir en France et se vendent souvent trop tôt à des acteurs étrangers. La France conserve une recherche académique de haut niveau, mais peine à transformer cette excellence en innovations industrielles.
Le plan France 2030 : vers un retour de la politique industrielle ciblée ?
Lancé en 2021 et doté de 54 milliards d’euros sur cinq ans, France 2030 vise à réinvestir dans les technologies d’avenir et à soutenir la transition écologique. Contrairement à l’approche horizontale dominante, il identifie dix priorités stratégiques, allant des petits réacteurs nucléaires modulaires à l’hydrogène vert, en passant par les véhicules électriques, l’avion bas-carbone ou les biomédicaments.
Le plan se distingue aussi par son ciblage : la moitié des fonds doit bénéficier à des acteurs émergents (start-up, PME innovantes), l’autre moitié à la décarbonation des filières existantes. Cette orientation marque un retour assumé de l’État stratège et une volonté de bâtir de nouvelles filières industrielles.
Le succès dépendra toutefois de l’exécution. La sélection des projets, la capacité à éviter le saupoudrage et la constance de l’effort seront décisives. Dans un contexte de compétition mondiale où les États-Unis et l’Allemagne ont eux aussi relancé leurs politiques industrielles, la France devra offrir un environnement attractif et s’appuyer sur la coopération européenne pour atteindre la masse critique dans des secteurs clés.