Faut-il se soucier des discriminations dans l’emploi public ?

Par Yannick L'Horty, Professeur d’économie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée et TEPP-CNRS

Nous répondons à cette question dans un rapport remis au Premier Ministre le 12 juillet sur « les discriminations dans l’accès à l’emploi public », en nous appuyant sur la combinaison de deux types de méthode qui n’avaient encore jamais été appliquées en France : l’exploitation systématique de bases de données de concours externes de la fonction publique d’Etat, d’une part, et la réalisation de tests de discrimination dans le domaine de l’accès à l’emploi public et dans celui de l’accès à l’information sur les opportunités d’emploi public, d’autre part. Nous présentons ici la synthèse de ce travail.

Le public n'est pas à l'abri

Le rôle de référence joué par le recrutement par concours dans la fonction publique laisse à penser que l'accès à l'emploi public dans son ensemble ne serait pas ou peu exposé au risque de discrimination. C'est une erreur pour deux raisons. La première est purement mécanique et tient à la faible place des concours dans l'ensemble des opérations de recrutement des trois versants de la fonction publique. Même si les flux d'entrée ont beaucoup diminué depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, la fonction publique effectue encore chaque année près de 500 000 recrutements, pour tous types de contrats et pour toutes durées confondues. Dans cet ensemble, le recrutement par concours ne couvre aujourd'hui qu'un sixième de l'ensemble des recrutements publics.

La deuxième raison est liée à la nature même du risque discriminatoire. On se représente à tort le profil type du discriminateur comme celui d'une personne isolée ouvertement raciste ou sexiste qui œuvrerait de façon consciente pour favoriser la sélection de certains candidats au détriment d'autres. Bien au contraire, un grand nombre de travaux sur les ressorts des comportements discriminatoires, en économie comme dans d'autres disciplines des sciences humaines et sociales, indiquent que les discriminateurs sont avant tout victimes de leurs stéréotypes, c'est-à-dire de raccourcis cognitifs associant les caractéristiques des candidats à des aptitudes. Ces stéréotypes sont plus ou moins précis, ils sont positifs ou négatifs, ils ne sont ni toujours vrais, ni toujours faux, et surtout, ils opèrent à l'insu du discriminateur. Les stéréotypes accélèrent la prise de décision mais ils introduisent des erreurs de jugement.

Pour ces deux raisons, le droit commun des concours n'est pas un rempart efficace pour se protéger du risque de discrimination. L'anonymat des candidats, le caractère unique, impartial et indépendant du jury, l'égalité formelle des candidats face aux épreuves, bref, toutes les dispositions générales sur l'organisation des concours constituent autant de précautions à la fois nécessaires et insuffisantes. Les discriminations sont favorisées par la sélectivité du recrutement, elles sont liées à la définition des postes à pourvoir, à la durée des contrats, mais aussi aux caractéristiques majoritaires parmi les collègues de travail, à celles des candidats et du jury.

Fortes de ces constats, de très nombreuses administrations ont ajouté au droit commun du recrutement par concours, un vaste ensemble d'actions nouvelles pour l'égalité. Encouragés par un portage politique au plus haut niveau, les acteurs publics ont engagé leurs institutions dans cette voie, au travers de la signature de chartes et de l'obtention de labels certifiant un déroulement standardisé des procédures d'embauche. Ils ont mieux diffusé l'information sur les opportunités d'emploi et travaillé sur la définition de fiches de postes moins sélectives, tout en conduisant des actions plus ou moins systématiques auprès des jurys pour les sensibiliser aux effets des stéréotypes. Ces actions sont d'une grande diversité et elles sont déployées avec des contenus et des intensités variables selon les administrations. En outre elles ne sont pas ou peu évaluées.

Deux méthodes complémentaires

Pour contribuer à cette évaluation et plus largement pour prendre la mesure des discriminations dans l'accès à l'emploi public, nous avons constitué un panel statistique de concours externes de la fonction publique d'Etat et nous avons travaillé sur les bases individuelles de gestion des candidatures, anonymes et exhaustives (Greenan et al. [2016]). Ce panel couvre plus de 400 000 candidats dans 90 concours externes relevant de cinq ministères (affaires étrangères, intérieur, travail, éducation nationale et recherche), suivis pendant 4 à 8 ans jusqu'en 2015. L'exploitation systématique de ces données révèle des inégalités fortes dans les chances de succès des candidats : les femmes, les personnes nées hors de France métropolitaine ou encore, celles qui résident dans une ville avec une forte emprise de ZUS, ont moins de chance de réussir les écrits puis les oraux de nombreux concours, tandis qu'à l'inverse les chances de succès sont plus élevées toutes choses égales par ailleurs pour les personnes qui habitent Paris et celles qui vivent en couple. Nous trouvons aussi de nombreux biais évaluatifs des jurys de concours qui augmentent ou réduisent les chances de réussite des candidats potentiellement discriminés lorsque toutes leurs caractéristiques individuelles sont révélées, à l'oral, relativement à l'écrit.

Les tests de discriminations ont été réalisés entre les mois d'octobre 2015 et d'avril 2016 (Bunel et al. [2016]). Tout d'abord, l'effet du sexe et de l'origine du candidat a été testé dans 70 commissariats et 150 établissements hospitaliers, au travers de tests d'accès à l'information sur les métiers de gardien de la paix et d'infirmier. Nous ne trouvons aucune différence de traitement dans les commissariats mais nous trouvons des discriminations dans les hôpitaux publics entre une candidate française et une candidate qui signale une origine maghrébine par son patronyme. Ensuite, nous avons testé l'effet d'une origine maghrébine et celui du lieu de résidence dans l'accès à l'emploi, en envoyant au total 3258 candidatures en réponse à 1086 offres d'emploi. A nouveau, ces tests n'indiquent pas de différences de traitement dans la fonction publique d'Etat. En revanche, ils indiquent que les candidats d'origine maghrébine sont pénalisés dans la fonction publique hospitalière et dans la fonction publique territoriale et qu'il en va de même pour les candidats qui habitent dans un quartier relevant de la politique de la ville. Ces discriminations sont parfois plus marquées dans le privé que dans le public, elles sont plus fortes pour les emplois qui relèvent de la catégorie C et sont plus marquées pour les emplois contractuels.

L'analyse des données de concours de la fonction publique d'Etat, combinée à des tests ponctuels de discrimination, révèle que l'emploi public n'est pas abrité du risque discriminatoire. Pour l'avenir, il serait utile de reproduire ce type d'investigation après avoir unifié l'ensemble des formulaires dématérialisés d'inscription aux concours de la fonction publique, tout en les complétant par des tests ponctuels de discrimination et par des outils complémentaires d'évaluation d'impact, ciblés sur quelques politiques d'égalité.

Yannick L'Horty.

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