Mobilité et numérique : le retour des villes forteresses

Jean Coldefy Expert indépendant et chargé de mission mobilité numérique

Jean Coldefy

Alors que les enjeux climatiques se font chaque jour plus pressants, la crise récente des «gilets jaunes» nous montre la difficulté des choix auxquels nous sommes collectivement confrontés. Le mouvement d'expulsion de la voiture de la ville est-il soutenable pour les périphéries proches et lointaines des agglomérations ? Ne risque t-on pas de transformer la ville en forteresse contre les autres territoires ? Le numérique et les nouvelles technologies semblent être une porte de sortie à ces problèmes, vers une mobilité décarbonée et peu coûteuse. Est-ce si sûr? Les controverses sur la gratuité des transports et sur la taxe carbone nous montrent également les contradictions dans lesquelles nous sommes pris : comment financer la mobilité urbaine ? Cette conférence vise à éclairer le débat en clarifiant les enjeux de mobilité dans les territoires et à poser les options qui s’offrent à nous. Le numérique va t'il tout révolutionner, ou n'est ce qu'une chimère Quels choix devrons nous faire pour une mobilité durable et des territoires réconciliés ?

La mobilité est au cœur des enjeux des élections municipales dans les grandes villes et paradoxalement, alors que le pays sort à peine de sa plus grande crise sociale depuis 50 ans, le message envoyé par la ville centre est «bannissons la voiture !». Affirmer que la suppression de la voiture serait le seul horizon de la politique de mobilité, c’est oublier que la voiture a permis de desserrer la contrainte financière du marché du logement, en allant chercher plus loin ce qui n’était plus disponible à proximité, même si aujourd’hui cette solution a trouvé sa limite : le prix des logements a été multiplié par 3 en 20 ans dans les villes centres et contamine les périphéries de proches en proches. C’est l’inadéquation du marché de l’immobilier avec les besoins et la localisation des emplois qui ont induit une décorrélation entre habitat et emplois avec son lot de pollution, d’émissions de CO2, et d’invasion des espaces publics, 80% des trajets étant réalisés en voiture pour accéder aux agglomérations. La concentration des créations d’emplois dans les agglomérations est par ailleurs un phénomène puissant qui ne s’arrêtera pas.  Il renforce le phénomène de périurbanisation : depuis 10 ans les 2/3 de l’accroissement des aires urbaines se fait en dehors du périmètre des métropoles.  Avec la gentrification au centre et le blocage de l’urbanisation dans les communes de proches périphéries, c’est in fine une moindre mixité sociale et un allongement des distances domicile travail que le jeu des acteurs a induit. L’injonction morale de prendre les transports en communs est aujourd’hui quasi impossible hors des centres villes, tout simplement parce qu’ils sont rares et que l’offre de parcs relais est d’une indigence incroyable. Voilà ce qui génère les flux de véhicules qui viennent saturer les réseaux routiers aux heures de pointes. Le sentiment d’iniquité est ainsi très fort : les habitants des périphéries à faibles revenus reçoivent très mal les leçons d’écologie de ceux qui peuvent utiliser moins souvent la voiture parce qu’habitant dans la ville centre : on ne peut que les comprendre.

Les innovations permises par le numérique, nous promettent une révolution avec des mobilités propres, peu couteuses, largement déployées dans des délais records par des acteurs privés qui vont nous dit-on révolutionner la mobilité et disrupter les acteurs en place. Ces solutions nous permettraient de nous passer de notre voiture thermique pour nous déplacer. Force est pourtant de constater que cette fameuse révolution, les français ne la voient pas dans leur quotidien : la part modale de la voiture est quasi inchangée depuis 20 ans en France, la voiture représentant 80% des voyageurs kilomètre, les ¾ des français prennent toujours leur voiture pour aller travailler, 20% des trains du quotidien en heure de pointe ne partent pas à l’heure ou sont supprimés. Les technologies offrent indéniablement des marges de manœuvres, mais sauront elles seules nous faire changer de modèle ? On peut en douter au vu des retours d’expérience et des fondamentaux de la mobilité urbaine. Le covoiturage et l’autopartage touchent un public très restreint. Le bilan du covoiturage en Ile de France pendant les grèves SNCF et la subvention d’Ile de France Mobilité de 2€/voyage est de 1222 trajets/j sur un total de 41 000 000 ! Le bilan national de l’autopartage nous montre que sa clientèle gagne 3700 € mensuel soit 2 fois le revenu médian, 50% ont BAC +5 et utilisent les véhicules pour l’essentiel le WE sur des distances moyennes de 80 km. L’impact sur la mobilité quotidienne est donc quasi nul. Le véhicule autonome aura des défis technologiques considérables, son usage (partagé ou privé), la mixité ou non des voiries qu’il utilisera, son modèle économique, les responsabilités juridiques, les équipements routiers nécessaires sont autant de difficultés à résoudre. Les acteurs de l’éco-système le reconnaissent aujourd’hui enfin après des années de propagandes marketing : la route est très longue pour passer de la promesse à la réalité et plus grand monde ne se risque à annoncer une date de généralisation. Le véhicule électrique, qui très probablement se déploiera essentiellement dans sa version hybride rechargeable, s’il adressera partiellement l’enjeu de pollution ne résoudra en rien l’enjeu de l’occupation de l’espace public.

Pour en sortir, il convient d’agir simultanément sur les politiques de mobilité, d’aménagement et de logement avec comme cible les ménages à revenus moyens qui sont contraints de faire beaucoup de kilomètres en voiture.

La solution pour la mobilité passera par la mise en place d’axes lourds de transports en commun reliant les périphéries avec les zones d’emplois des agglomérations. Il faudra trois fois plus de transport en commun depuis les périphéries, avec une offre en parcs relais multipliée par 50. Ces transports en commun passeront d’abord par la route, compte tenu des mises à niveaux nécessaires de l’infrastructure ferroviaire. Des voies réservées permettront à ces cars d’être beaucoup plus rapides que la voiture. Un transfert complet des routes nationales et départementales aux autorités organisatrices de la mobilité sur leur territoire est pour cela nécessaire. Ce programme permettra de diviser par 2 le trafic routier et aura un impact considérable sur le budget transport des ménages et les émissions de CO2. Pour les trajets courte distance, c’est par les transports publics urbains, à renforcer dans les liens périphéries – périphéries, et le vélo que passera la solution, avec un programme très important de pistes cyclables en dehors des hyper centres.

La politique de logement devra elle offrir des alternatives à l’émigration des habitants loin des zones d’emplois. Ceci suppose ouvrir à l’urbanisation de vastes zones, au plus proche des zones d’emplois, dans les communes des proches périphéries des agglomérations. Elles ne le souhaitent pas, induisant en cela l’éparpillement urbain. Pour dépasser cette difficulté, un élargissement des périmètres des intercommunalité actuelle, à l’image de ce qu’ont fait Marseille et Reims, et un transfert de la compétence urbanisme à ces intercommunalités est la solution.

Raisonner à la seule échelle de la ville attise les tensions. Pour apporter des solutions efficaces aux problèmes de mobilité et d’environnement, les grandes villes doivent au contraire coopérer avec les territoires voisins. Alors qu’elles concentrent les richesses économiques, elles ont une responsabilité morale vis-à-vis des périphéries. Inversement, les communes périphériques devront admettre des contraintes : regroupements de communes, ouverture à l’urbanisation et densification, régulation des flux automobiles pour accéder aux agglomérations. Alors que nous entrevoyons dès aujourd’hui les conséquences dramatiques d’une élévation des températures, l’heure est à la cohésion non à la division.

Un billet pour la conférence Jéco 2019 Mobilité et numérique : le retour des villes forteresses

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