Lutter contre la pauvreté : expériences de terrain

Par Gilles Dufrénot Professeur à l’Ecole d’Economie de Marseille et chercheur associé au CEPII

Gilles Dufrénot

On ne peut lutter efficacement contre la pauvreté sans tenir compte de l’avis des personnes que l’on cherche à aider. Pour les politiques publiques, cela implique de prendre en compte les modes de consommation, d’échanges, de production, les modes de vie des pauvres. Cela implique également de tenir compte de leur vision de ce qu’est la pauvreté vécue concrètement. Cette approche est le propre de l’économie expérimentale, qui consiste à fonder les politiques de lutte contre la pauvreté et la précarité sur des expériences de terrain, à la manière des anthropologues, des sociologues, ou des médecins. Un champ de l’économie expérimentale, celui des expériences randomisées, s’est progressivement affirmé comme méthode d’analyse des politiques publiques de lutte contre la pauvreté, ainsi qu’en témoigne l’attribution du prix Nobel d’économie 2019 à trois économistes (Ester Duflo, Abhijit Banerjee et Michael Kremer) qui ont popularisé ce type d’approche.
 

Mais, l’économie expérimentale ne se limite pas aux expériences randomisées devenus populaires en économie et utilisées dans diverses autres sciences, de la médecine à la psychologie. Dans la lutte contre la pauvreté, les politiques de terrain ne se bornent pas, ni à évaluer les effets -bénéfiques ou néfastes- des politiques économiques, ni à expérimenter des comportements économiques. La pauvreté ne peut se cantonner à un objet d’étude. Il faut également que le pauvre devienne sujet, donne sa vision des choses, et que l’on intègre ses contraintes lorsqu’on construit des scénarios. Tout ceci a pour but de rendre les politiques publiques inclusives.

Ainsi, la découverte des dimensions cachées de la pauvreté a été au cœur d’un programme de recherche associant ATD Quart-Monde, l’OCDE et l’Université d’Oxford, à partir d’une méthodologie dite « de croisement des savoirs », car associant des personnes en situation de pauvreté, des personnes de terrain et des universitaires. En croisant les expériences vécues et le savoir économique, on est arrivé à produire des connaissances statistiques nouvelles sur différentes dimensions de la pauvreté : outre les aspects de privations matérielles liées à la précarité du travail et des revenus, la pauvreté entraîne également des carences liées à l’expérience vécue (dépossession du pouvoir d’agir, souffrances, combat et résistances pour survivre) et des effets négatifs sur le plan des dynamiques relationnelles : maltraitance institutionnelle et sociale et contributions non reconnues.

Afin de rendre les politiques publiques de lutte contre la pauvreté, plus inclusives, plusieurs expériences de terrain nouvelles ont récemment été mises en place. En France, le programme « territoires zéro chômeurs de longue durée » a permis de faire émerger des solutions nouvelles: l’identification d’entreprises à but d’emploi en vue de faire émerger des grappes territoriales d’employabilité dans des secteurs variés comme l’écomobilité, l’agriculture durable, l’économie durable, la transition écologique. De nouveaux modèles de valorisation des activités humaines et du travail sont également proposées, qui vont au-delà de la valorisation par un prix de marché, mais s’appuyant sur le rendement social (chèque temps dans le secteur de l’économie sociale et solidaire). De nouvelles stratégies de terrain permettent également de lutter contre l’exclusion numérique rampante (40% des personnes en situation de précarité en souffrent).

Les expériences de vie auprès des personnes les plus défavorisés suggèrent que le travail n’est pas un service comme les autres. Sous l’angle économique, il s’agit d’un service dont on retire un profit: du côté de l’employeur, on loue les services d’un travailleur, et du côté des employés, on en retire un revenu pour vivre. Mais en reprenant la vision des biens premiers de Locke, Rousseau ou Rawls, on pourrait également le ranger dans la catégorie des « biens » premiers. C’est-à-dire un bien dont nul ne peut être dépourvu sans que cela ne mette en cause sa survie -individuelle et sociale - à moyen terme. Comme la pollution (l’air est un bien premier), la pauvreté tue. Comme l’illettrisme (l’éducation est un autre bien premier), la précarité économique nuit à l’intégration sociale et déconstruit le lien social. Comme la privation (la liberté physique et politique sont des biens premiers), le chômage peut être vécu comme la conséquence de coercitions culturelles. La privation de travail qui accompagne la pauvreté est, très souvent, corrélée avec les situations de privations matérielles, d’illettrisme et d’isolement social.

Mais la pertinence de certaines politiques de terrain suscite également des réserves et des critiques. C’est le cas par exemple d’un dispositif phare, celui du dispositif zéro chômeurs de longue durée, qui soulève actuellement des débats, car il serait trop coûteux et pas suffisamment efficace. Cependant, si l’on reprend les contributions importantes des travaux conjoints de l’OCDE et d’ATD Quart-Monde sur les dimensions cachées de la pauvreté, on peut ajouter dans la liste des biens premiers le fait d’empêcher les carences liées aux expériences vécues de pauvreté (la dignité, une dépossession des capabilités, une dévalorisation de certaines activités humaines). Ainsi, au lieu de la seule analyse coût-bénéfices à partir des prix de marché, l’évaluation de ce type de dispositifs nécessite de prendre en compte le rendement social. Il s’agit, comme pour l’analyse économique qui s’intéresse aux effets de la pollution et du changement climatique, d’éviter ce que l’on appelle la tragédie des horizons. Certes à court terme, il est possible que le coût des dispositifs dépasse largement les bénéfices en termes de baisse du chômage, de recul de la précarité et de la pauvreté. C’est ce que semblent montrer les travaux d’économistes (par exemple, ceux de Pierre Cahuc). Mais, parce qu’il s’agit d’un bien premier, le rendement des politiques de lutte contre la pauvreté ne peut être évalué à l’aune exclusif d’un prix de marché. Le rendement social (dont les effets bénéfiques apparaissent sur le moyen terme) est tout aussi important. Les expérimentations sur le terrain permettent ainsi, d’associer le recul de la pauvreté et la réhabilitation des territoires et des espaces géographiques, d’éviter une accumulation sur plusieurs générations d’une déperdition de capital humain et social.

La table ronde de la session des JECO 2019, consacrée aux expériences de terrain des politiques de lutte contre la pauvreté, présente les témoignages de divers acteurs de terrain engagés dans la lutte contre la pauvreté dans un contexte où l’exclusion sociale pose de nouveaux défis aux sociétés. Les débats ont vocation à révéler les dimensions cachées de la pauvreté ignorées du grand public, les obstacles mais également des exemples de réussite des politiques fondées sur la notion d’inclusivité (qu’il s’agisse des personnes ou des territoires).

Un billet pour la conférence des Jéco 2019 : Lutter contre la pauvreté : expériences de terrain. Gilles Dufrénot intervient également sur la conférence : Quels moteurs pour la croissance africaine ?

origine du blog
Auteurs du billet