Faut-il bannir les économistes de la cité démocratique ?

Par Daniel Agacinski, Chef de projet, France stratégie

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Daniel Agacinski

Quelle doit être la juste place des économistes (et des experts en général) dans la décision publique ? Peut-on prétendre «éclairer le débat» sans en préempter les conclusions ? La situation est paradoxale : les experts semblent omniprésents, mais font l’objet d’une défiance massive. Peut-être faut-il envisager une posture plus modeste pour reconquérir la confiance…

L’économie, qui permet de mesurer dans les mêmes unités tous les gains et toutes les pertes, qui promet de mettre en équation les grands arbitrages individuels et collectifs, a tout pour être la meilleure alliée de la délibération démocratique. Chiffrer, évaluer, c’est produire une représentation qui se veut aussi objective que possible de tel ou tel aspect de notre monde commun, c’est établir un soubassement factuel sur lequel les préférences des uns et des autres peuvent ensuite s’exprimer librement. Les évaluations économétriques permettraient de savoir exactement « ce qui marche » et « ce qui ne marche pas », les modèles macroéconomiques comme les outils de micro-simulation permettraient d’anticiper les coûts et les effets de telle ou telle décision de politique publique. N’a-t-on pas besoin en effet de commencer par se mettre d’accord sur ce qu’il en est, en prenant appui sur une analyse scientifique des choses, avant de débattre de ce que nous voulons en faire ?

Telle est bien la façon dont les experts en général et les économistes en particulier aiment à raconter le rôle qu’ils jouent dans la décision publique : l’expert est sollicité pour son savoir, il le met en forme et le livre au décideur – que ce dernier soit un Prince, un élu ou encore un citoyen. Il instruit le dossier, prépare la délibération, étaye la décision mais ne la prend pas lui-même. Il éclaire sur l’efficacité des différents moyens techniques disponibles, mais n’a pas vocation à décider des fins…

Pédagogie contre démagogie ?

Comment comprendre alors la défiance qu’on observe, dans les démocraties occidentales, à l’égard des experts – et, là encore, tout spécialement à l’égard des économistes ? On connaît la réponse facile à cette question : « les gens » manqueraient de culture scientifique, ils seraient victimes des « fake news », prêts à se faire manipuler par la désinformation et refuseraient d’entendre les Vérités de la Science, notamment en raison de biais cognitifs dont on ne leur aurait pas appris à se débarrasser. Quant aux acteurs publics qui se font le relais de cette défiance, ce ne seraient que des « populistes », prêts à toute forme de flatterie démagogique pour se faire élire. Et face à cela il conviendrait de déployer des trésors de « pédagogie » pour reprendre la main dans le débat public – comme un maître qui rappellerait à l’ordre sa classe de cancres.

Que cette réponse est douce aux oreilles de l’expert ! Elle évite toute forme de remise en question de ses propres pratiques, aussi bien du côté du fonctionnement des disciplines scientifiques que du côté des modalités d’intervention des experts dans le débat. Elle fait abstraction de tout ce qui, dans la structure même des « situations d’expertise » en général et dans leurs formes contemporaines en particulier, complique le tableau. Tout ce qui rappelle, notamment, que la « mise en chiffres » d’une réalité complexe repose toujours sur des choix signifiants, qui traduisent des préférences ou du moins des priorités ; tout ce qui souligne que le cadrage d’un débat a toujours-déjà un sens politique et que la hiérarchisation des données produit des effets normatifs.

Une discipline au cœur de nos intérêts

Quelles que soient ses méthodes, l’économie demeure une science sociale, ce qui implique qu’elle prend pour objet des intérêts particuliers, des représentations et des passions. Or, quand l’idéal démocratique entend créer les conditions d’une délibération ouverte en vue de la définition d’un intérêt général, les savoirs économiques risquent d’être instrumentalisés pour mettre en scène la convergence entre tel ou tel intérêt particulier et une certaine représentation de l’intérêt général.

Pourquoi l’opinion se méfie-t-elle des économistes ? Précisément parce qu’elle les accuse de produire – consciemment ou non - des savoirs qui sont utilisés pour promouvoir certains intérêts aux dépens des autres. Le principal ressort de la défiance envers les experts (économistes ou autres), enquête après enquête, réside en effet dans la suspicion des « conflits d’intérêts », autrement dit dans la crainte que l’expert sollicité ne soit pas suffisamment « indépendant » des différents intérêts en jeu dans le sujet qu’il doit expertiser ou de tel ou tel pouvoir.

Mais, si les situations de conflit d’intérêt peuvent être évitées ou du moins circonscrites, notamment par des mécanismes de déclaration, l’idée d’un expert qui serait « purement » indépendant, délié de tout lien d’intérêt, est une chimère – car nous sommes tous, toujours, « attachés » à ce à quoi nous tenons, aux liens qui nous constituent affectivement ou intellectuellement. Pour autant, cela ne doit pas invalider toute forme d’expertise, dans la mesure où l’on s’efforce de produire de l’indépendance par la diversité des experts sollicitées et par la transparence de chacun quant à ses liens d’intérêt.

Cela suffit-il à rétablir la confiance ? Il semble qu’on rencontre ici un obstacle plus radical encore : l’économie ne saurait s’empêcher d’être prescriptive. C’est la logique même de la maximisation des utilités, inhérente à la discipline, qui donne à la connaissance économique son horizon normatif et qui place très vite le discours de l’économiste sur le plan de « ce qu’il faut faire ». Dès lors, de nombreux élus en profitent pour dépolitiser leurs choix en les légitimant par des paroles d’experts, et on voit se succéder les réformes « inspirées par les économistes », qui endossent alors un rôle exorbitant. Il ne s’agit plus de les écouter pour s’informer sur les faits mais de suivre leurs préconisations.

On mesure aussitôt les ravages que la « pédagogie » peut faire sur ceux qui doutent bienfondé de telles réformes – pédagogie qui n’est en définitive que la traduction française du « TINA » (« there is no alternative »), auquel on ajoute une dose amère d’infantilisation. Certains économistes sont même allés jusqu’à traiter leurs contradicteurs de « négationnistes », lorsqu’ils ne prennent pas appui sur le même corpus qu’eux…

Calife ou esclave ?

Peut-on tolérer, en démocratie, de voir des économistes intronisés décideurs à la place du décideur, califes à la place du calife ? Peut-on les laisser décider de « ce qui compte » et préempter nos choix collectifs ? L’historien Paulin Ismard rappelle que la démocratie athénienne confiait à des esclaves, non pas à des citoyens, les missions relevant de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’expertise. N’est-ce pas une tradition qu’il faudrait remettre au goût du jour ?...

Qu’on se rassure : il n’est pas question de mettre des chaînes aux pieds des économistes. Seulement de rester fidèles aux réflexions que Raymond Aron livrait à Bruxelles en 1959 : « Tout savant est aussi citoyen : il cesse d’être savant quand il agit en citoyen ». Plutôt qu’en faire une autorité surplombante, mieux vaudrait rendre à l’économie sa position d’humble servante d’un intérêt général dont les citoyens demeurent les maîtres.

Après un tel réquisitoire, bien sûr, la parole est à la défense !

 

Daniel Agacinski interviendra sur la conférence : La confiance perdue dans les expert-e-s

 

Références bibliographiques :

Ismard P. (2015), La Démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne. Seuil.

Fourcade M., Ollion E. et Algan Y. (2015), « The superiority of economists », Journal of Economic Perspectives, vol. 29, no 1, p. 89-114.

Benassy-Quéré A., Blanchard O. et Tirole J. (2017), « Les économistes dans la cité », Les notes du Conseil d’analyse économique, n° 42, juillet.

Agacinski D. (2018), Expertise et démocratie. Faire avec la défiance. France Stratégie, rapport.

Stiegler B. (2019), « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique. Gallimard.

Couppey-Soubeyran J. (2019), « Vulgariser n’est pas vulgaire », Le Monde, 17 août 2019.

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