Comprendre le partage de la valeur ajoutée

Philippe Askenazy, Directeur de recherche au CNRS

Philippe Askenazy

Dès sa création en 1997, le Conseil d'Analyse Économique a chargé deux des plus prestigieux économistes français de l'époque Patrick Artus et Daniel Cohen de rédiger un rapport sur le partage de la valeur ajoutée. De fait, ce partage est un des indicateurs centraux en économie. La richesse produite annuellement dans un pays - la valeur ajoutée - va alimenter d'une part la rémunération du travail, d'autre part la rémunération du capital. Le partage de la valeur ajoutée rend compte tout à la fois de la technologie de production agrégée d'un pays, et des capacités du capital et du travail de capturer des rentes ou un surplus. Il est ainsi une des composantes fondamentales des inégalités. Par ailleurs, une part du capital jugée trop faible - le taux de marge - peut faire craindre un investissement insuffisant ; inversement, une part trop faible du travail.

Le «trop faible» est difficile à apprécier en l'absence d'une théorie ou d'un critère empirique solide d'un « bon » partage. Il l'est d'autant plus que la frontière entre rémunération du travail et du capital est poreuse : qu'en est-il du revenu mixte des indépendants ? Même dans une société, la rémunération du dirigeant propriétaire est-elle une rémunération du travail ? La pertinence de la valeur ajoutée comme indicateur de richesse à partager peut aussi être mis en cause : par exemple, dans la finance, les sociétés regardent le poids des rémunérations dans le produit net bancaire (très largement supérieur à la valeur ajoutée dans un pays comme la France).

Des commentateurs du «trop» recourent alors souvent à des comparaisons internationales. Si on regarde les quatre plus grandes économies de chaque côté de l'Atlantique, on observe ainsi depuis le début du siècle, une chute de la part du travail selon la plupart des conventions statistiques actuelles aux États-Unis et en Allemagne, et une remarquable stabilité en France et au Royaume-Uni. Alors le taux de marge serait-il trop bas en France, trop haut en Allemagne par exemple ?

Les recherches récentes notamment stimulées par ces évolutions contrastées permettent de rejeter la pertinence de comparaisons naïves. Les fonctions de production aux États-Unis et en Allemagne se seraient déformées pour reposer plus sur le capital. Face à un hiver démographique, les entreprises allemandes à la suite du Japon seraient obligées de recourir aux machines (physiques ou virtuelles). Les États-Unis eux souffriraient d'une pénurie structurelle du fait d'un retrait massif du marché du travail de personnes en âge de travailler sur fond de dégradation de l'état de santé (usage massif des opiacés...) ; la France et le Royaume-Uni seraient préservés par leur démographie plus dynamique. Le salaire minimum pourrait également avoir permis à ces derniers de stabiliser le partage ; des évaluations des fortes hausses du living wage britannique suggèrent ainsi un impact macroéconomique, le quart bas de la distribution des salaires étant entrainé par la hausse, le tout au dépend des marges de secteurs de services notamment aux personnes. Très étudiée, la montée du taux de marge aux États-Unis semble tirée par des entreprises superstars dans de nombreux secteurs, dont les géants de l'internet qui dominent également le continent européen. Mais justement, pour les GAFAM, la notion de territorialité des profits - et donc de la valeur ajoutée - est aujourd'hui mise en cause autant par Attac que par Bruno Le Maire. De combien sous-estime-t-on alors la part des profits en France par rapport au début du siècle ? Pour le savoir, il faudrait également rajouter les manipulations d'optimisation fiscales aisées dans les multinationales de tous les secteurs qui permettent de réduire comptablement les marges en France ; l'explosion des flux de dividendes (entrants et sortants du pays) suggère que cette ingénierie s'est accentuée.

Ce ne sont que quelques exemples de pistes et d'interrogations. Voici certainement le plus grand intérêt de s'intéresser au partage de la valeur ajoutée : en comprendre les mouvements permet d'explorer une large variété de mécaniques de nos économies.

 

Retrouvez Philippe Askenazy lors de la conférence des Jéco 2019 : Quel partage entre salaires et profits

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