Derrière la fin du travail, les démocraties en question

Par Michèle Debonneuil pour la conférence Industrie, services : un couple à réinventer

Les générations des deux siècles passés ont su utiliser les technologies de la mécanique et de la chimie pour construire une longue phase de croissance partagée. Celle-ci a fait sortir l’ensemble de la population de la misère et lui a permis de se procurer un large ensemble de biens et de services améliorant leur vie de tous les jours. On a ainsi pu construire une société de progrès pouvant fonctionner dans un cadre démocratique.

Il est très important de comprendre que cette situation a reposé sur une très nouvelle organisation du travail. A cette époque, la production industrielle nécessitait des hommes pour faire fonctionner les machines. Les travailleurs de plus en plus nombreux, devenus des salariés et rassemblés dans les usines, ont alors été dans le rapport de forces de négocier des salaires suffisants pour pouvoir acheter les biens dont les prix augmentaient en même temps que leurs salaires. Ils ont pu s’accaparer une partie des gains de productivité qu’ils contribuaient à produire en travaillant sur des machines sans cesse améliorées par des innovations technologiques. Les salariés qui travaillaient dans les activités de services (éducation, santé, transport, culture…) dont la production ne pouvait pas être améliorée par des gains de productivité comme celle des biens, ont bénéficié des mêmes hausses de salaires grâce à des prélèvements sur la production des biens. On a alors pu connaître de longues décennies de croissance partagée grâce au travail.

Pour rendre compte d’une telle situation, les économistes se placent dans le cadre de la concurrence parfaite (ou des rendements décroissants) qui était celui de la quasi-totalité des entreprises industrielles à cette époque. Il y avait certes des cas de monopole naturel (infrastructures en particulier), mais ils ont été soit cassés (comme aux USA) soit transformés en entreprises publiques (comme en France).

Avec l’arrivée des technologies numériques, l’industrie puis les services ont été progressivement automatisés, entraînant de lourdes destructions d’emplois. Mais très vite de nouveaux entrepreneurs ont vu que le numérique allait permettre de créer un nouveau gisement d’activités : au lieu de se déplacer pour acheter des biens et des services, les consommateurs allaient pouvoir accéder à leur mise à disposition sur leurs lieux de vie (livraison à domicile de biens commandés sur Internet, usage d’un véhicule partagé, accès à un aidant pour une personne âgée…). Quelques entreprises ont produit les supports mobiles (téléphones, ordinateurs, logiciels) sur lesquels les consommateurs ont pu avoir accès à toutes sortes d’applications. Un grand nombre de start-up ont créé ces applications qui donnent accès à toutes sortes de mises à disposition (informations, biens, personnes).

Dans ce nouveau paradigme, le rôle du travail est profondément changé. D’une part, il y a « désintermédiation », le consommateur faisant lui-même, sans intermédiaire humain, la recherche de l’application lui donnant accès à la start up qui organise les mises à disposition. D’autre part, les emplois nécessaires pour effectuer les mises à disposition sont des emplois isolés, mal payés, souvent de travailleurs indépendants, remplaçant de plus en plus l’emploi salarié. Ces nouveaux travailleurs ne sont plus dans le rapport de forces d’obtenir des revenus décents. D’ailleurs, plus ils seront exigeants, plus rapide sera leur remplacement par des robots autonomes. L’objectif de cette organisation est de s’affranchir le plus possible des coûts du travail (coûts variables) pour ne plus avoir que des coûts fixes (de logiciels et matériels, robots et véhicules autonomes) dont le partage mondial permet leur réduction jusqu’à la nullité. C’est le fameux « coût marginal nul ». Le prix de ces mises à disposition est donc très faible mais les entreprises qui, dans cette concurrence terrible (qualifiée de « monopolistique »), réussissent à devenir des oligopoles mondiaux, ceux qu’on appelle les GAFA, sont néanmoins richissimes car ils vendent les données personnelles collectées à l’occasion de ces mises à disposition.

Le cercle vertueux dans lequel les salariés étaient jadis bien payés et pouvaient s’acheter des produits chers a été remplacé par un cercle vicieux dans lequel tout devient presque gratuit et où les hommes au travail sont mal payés et seront progressivement systématiquement remplacés par des robots. Cette situation ne permet plus de créer une croissance partagée par le travail. Les inégalités se creusent inexorablement jusqu’à atteindre des niveaux incompatibles avec l’existence de démocraties vivantes. Nous en sommes là !

Il est très important de comprendre que nous assistons depuis plusieurs décennies à la mise en place de cette toute nouvelle organisation économique dont résulte la transformation du travail. Ses conséquences économiques, sociales et environnementales sont telles qu’il faudra en effet tôt ou tard y réagir. Différentes réactions sont possibles. Certains préconisent de mettre en place un revenu minimum qui permettra à la masse des personnes qui ne gagneront plus de quoi vivre par leur travail d’organiser leur vie autrement. D’autres préconiseront d’encadrer les GAFA, ce qu’il faut certainement essayer de faire, mais cela nous semble tout à fait insuffisant car c’est leur paradigme même qui pose problème. Il faut explorer une troisième voie car non seulement celle proposée par les GAFA conduit à la disparition d’un bon travail pour tous et à l’usage marchand des données personnelles, mais elle condamne les consommateurs à passer leur vie devant des écrans, noyés sous la publicité et perdus au milieu de machines numériques et de robots autonomes, sans recours possible à l’humain.

Comment croire que ce paradigme corresponde à la meilleure utilisation des technologies numériques pour satisfaire les nouveaux besoins complexes et fondamentaux au niveau social ou/et environnemental, comme ceux de l’organisation de la vie quotidienne des personnes vieillissantes à leur domicile, ceux de la mobilité partagée dans les territoires, ceux de la rénovation énergétique des logements…. Là se trouvent les gisements d’une nouvelle croissance durable et partagée ! La bonne nouvelle, c’est que des entreprises industrielles et de services commencent à s’organiser pour proposer aux consommateurs un paradigme alternatif à celui des GAFA pour satisfaire ces nouveaux besoins complexes : au lieu de laisser le consommateur seul devant son écran pour choisir l’offre qui lui convient, ces entreprises ré-intermédient cette phase en accompagnant le consommateur dans ses choix en le faisant aider par un salarié qualifié dont ce sera le métier. Elles prévoient de déléguer les services choisis avec le client, non pas comme les GAFA à des travailleurs à la tâche vulnérables, mais à des entreprises ayant des salariés bien formés pour mettre à disposition et entretenir les objets connectés et pour apporter les soins et l’accompagnement dont les consommateurs ont besoin. Pour ce faire, elles utiliseront une plate-forme qui organisent les échanges entre toutes les entreprises parties prenantes, plate-forme dont les revenus proviendront des services qu’elle rend et non de la vente des données qu’elles traitent.

Cette nouvelle croissance qui incorporera de nouveau beaucoup de travail qualifié permettra de renouer avec une distribution plus égalitaire de la richesse créée. Loin de relancer l’ancienne croissance mourante, elle lancera une nouvelle croissance qui sera à la fois durable car fondée sur le soin des objets et des personnes, sociale car créatrice de bons emplois et éthique car respectueuse des données personnelles. Elle permettra de satisfaire efficacement et humainement de vrais nouveaux besoins en alliant l’homme et les nouvelles machines du numérique. Elle permettra de passer de l’avoir plus à l’être mieux.

origine du blog
Auteurs du billet