Le «progrès» selon Keynes

Par Pierre Noël Giraud qui intervient sur la conférence : Le progrès dans l'histoire de la pensée économique, de Smith à Keynes .

En 1930, Keynes donne à "Madrid une conférence prophétique. L’esprit clairvoyant qui dénonçait en 1919 «Les conséquences économiques de la Paix» (celle qu’impose le traité de Versailles), désastreuses à ses yeux, enjambe cette fois un siècle entier et trace des «Perspectives économiques pour nos petits enfants».

Keynes rappelle que dans les dernières décennies en Europe, le progrès technique a engendré des gains de productivité en apparence modérés de l'ordre de 2 % par an. Cependant sur un siècle, ce taux annuel engendre une multiplication par près de 8 de l'ensemble des biens capitaux et des biens et services de consommation à la disposition d’une population. En faisant l’hypothèse, raisonnable à ses yeux, d’une prolongation de cette tendance jusqu’en 2030, Keynes conclut que, « à supposer l’absence de grandes guerres et d’importants progrès démographiques, le problème économique peut être résolu, ou que sa solution peut au moins être en vue, d’ici à cent ans ». L’homme pourrait alors se permettre de ne travailler que trois heures par jour ou deux jours par semaine et « pour la première fois depuis sa création, l’homme fera face à son problème véritable et permanent : comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques ? »

Et ceci entraînera de plus, « de profondes modifications dans notre système de moralité. L’amour de l’argent comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent comme moyen de se procurer les plaisirs et les réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, l’une de ces inclinations à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ».

La conception de Keynes du progrès me semble donc la suivante :
" Le progrès technique permet de travailler moins pour produire la même quantité de biens et services."

Le temps ainsi gagné peut a priori être utilisé de deux façons : soit produire toujours plus, soit réduire le temps de travail, particulièrement celui consacré aux taches pénibles et inintéressantes et celui consacré à produire des biens superflus, alimentant une frénésie de consommation mimétique bien au delà de ce qui assure la satisfaction des besoins fondamentaux de la vie matérielle, et ceci afin de consacrer plus de temps aux loisirs, à la culture et plus généralement à jouir de la vie et des relations sociales non marchandes.

C’est la seconde option qui pour Keynes constitue le véritable « progrès ». Et cela s’accompagnerait selon lui d’un grand progrès « moral » : la réduction drastique du nombre de ceux qui « adorent le veau d’or », une attitude qui engendre chez Keynes, grand bourgeois libéral et esthète raffiné du « groupe de Bloomsberry », le plus profond mépris.

Avons nous en France et en Europe, de 1930 à aujourd’hui, suivi les conseils de Keynes ?

Remarquons d’abord qu’il ne s’est pas trompé en estimant possible une multiplication par près de 8 du PIB/ha en un siècle. C’est ce qui c’est produit. Il semble donc que nous ayons choisi la première option :
continuer à travailler autant pour produire toujours plus.

Mais nous avons cependant aussi significativement réduit le temps de travail, tandis que l’espérance de vie à la naissance augmentait fortement, de 50 ans environ à plus de 80, et que l’âge d’entrée dans le salariat passait de 14 à 20 ans en raison de l’augmentation du temps de formation (deux phénomènes absents de l’analyse de Keynes et pourtant essentiels, si l’on se penche sur le temps dont dispose un homme et l’usage qu’il en fait).

Si bien qu’aujourd’hui un salarié ne consacre plus que 14 % de sa vie éveillée au travail salarié, alors que ce chiffre tournait autour de 40 % dans les années 1920 ! Un « progrès » considérable, au sens de Keynes. Nous sommes donc en bonne voie vers l’objectif de Keynes : « résoudre le problème économique » et ne travailler en moyenne que trois heures par jour, comme le faisaient les hommes à l’âge de pierre , mais avec une espérance de vie à la naissance passée de 30 à près de 90 ans.

Cependant, allons nous avoir la sagesse de poursuivre et même d’accélérer dans cette direction, d’autant que, de plus, cela sauverait également la planète ?

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