L’économie rattrapée par l’histoire

Par Alain Trannoy dans le cadre de la nocturne de l'économie du 9 mars 2022
Publié le 24/02/2022

L’histoire est tragique, avec ces rapports de force, de domination, la violence. Le fonctionnement de l’économie de la chute du Mur à la crise financière a pu apparaître comme une parenthèse non pas enchantée mais relativement paisible où les bienfaits du doux commerce selon les mots de Montesquieu ont pu s’étendre à l’ensemble de la planète. Les échanges internationaux ont pu prospérer rendant dépendants les pays des uns des autres, allongeant les chaines de valeur. Certes tout n’était pas rose, travail des enfants, journées de travail du XIXème siècle, saccage de la nature, rapports de domination économique. Dans la colonne des points positifs, on peut et doit noter cependant que certains pays ont entamé une vigoureuse ascension économique, la Chine en tête mais pas seulement, que les marchés financiers sont devenus plus profonds permettant aux grands pays d’Occident de trouver de l’épargne à bon compte pour financer leurs déficits publics, que les biens de consommation courants ont été produits à très bas coûts, entrainant des gains de pouvoir d’achat pour les biens industrialisés. Le monde d’après Covid apparait comme beaucoup plus sombre. L’économie après s’être pendant un bref moment désencastré de l’histoire politique et économique semble de nouveau destinée à subir son joug. Les conflits entre puissances mondiales réapparaissent au grand jour, la rareté des ressources naturelles est là, les épidémies resurgissent, et l’économie va devoir s’adapter à un environnement durablement tourmenté. Ces difficultés vont devoir être gérées dans un cadre politique dégradé. L’amélioration des conditions de vie ne s’est pas accompagnée par une progression des idéaux démocratiques dans le monde. La démocratie représente la promesse que les différences d’intérêt et d’opinion ne seront pas résolues d’une façon violente. L’impact économique induits de tous ces changements va nous réinstaller dans une période inflationniste avec des tensions sociales sur le partage de la valeur ajoutée plus aigües. Listons quelques mécanismes en cause.

1) La transition vers une économie décarbonée : la hausse du prix de l’énergie pendant la période de transition est pratiquement inévitable. Cela entraine une hausse des coûts de transport et en particulier aérien et maritime.
2) Les aléas climatiques conséquences des effets néfastes du réchauffement et du risque climatique se traduisent par des perturbations plus importantes sur les productions agricoles entrainant des hausses de leur prix.
3) Les tensions sur les terres rares nécessaires aux batteries et aux métaux utilisés pour le numérique entrainent une hausse de leurs prix.
4) La stratégie adoptée par la Chine en matière de lutte contre la pandémie, le zéro-Covid du au faible coût politique d’une politique de confinement dure, entraine des ruptures de chaines d’approvisionnement ainsi que son relatif isolement du reste du monde. L’augmentation des salaires en Chine implique que tout choc de demande mondiale ne peut plus être résorbé à coût marginal constant comme ce fut le cas pendant 30 ans. Le coût marginal chinois, qui est l’atelier du monde, est croissant.
5) La compétition stratégique entre les Etats-Unis et la Chine crée une demande de souveraineté et d’indépendance économique de la part de chacun de ces deux acteurs majeurs. De même que le conflit Russie Europe à propos de l’Ukraine va créer une demande réciproque de désencastrement de ces deux blocs. Ce désir d’autonomie stratégique va entraîner l’arrêt et un reflux partiel du commerce mondial au moins entre grandes zones rivales. A un horizon plus ou moins lointain, la perspective de guerre (non nucléaire stratégique, mais pas forcément sans engagement nucléaire tactique) entre grandes puissances sur fond de contestation de l’ordre mondial issu de l’effondrement de l’URSS en 1990, qui instaurait une domination sans partage de l’Occident, doit être intégrée dans les calculs économiques. Le risque doit être couvert ce qui entraîne le paiement de primes de risque ou de dépenses d’autoprotection d’une manière ou d’une autre.
6) L’Europe et les Etats-Unis se claquemurent en refusant une immigration venant du reste du monde en raison de l’hostilité de leurs populations autochtones. L’absence de force de travail supplémentaire dans ces pays en raison d’une natalité défaillante inverse en partie le rapport de force en faveur du capital qu’ont connu ces pays depuis 1990.
7) Les flux touristiques intercontinentaux seront réduits par rapport à la période pré-Covid à la fois par crainte de résurgence de l’épidémie et d’une hostilité sourde entre pays des grands blocs.
8) Le Covid a entrainé une distanciation vis-à-vis du travail et en particulier envers le travail dur et de première ligne. Le salaire de réserve a augmenté, et ceci dans une situation de plein emploi de la population aux Etats-Unis, en Allemagne et au UK.
9) Le foncier peut rester une valeur refuge en raison du risque inhérent à des placements en bourse dans des multinationales, certes performantes, mais exposées à un durcissement de l’environnement international.

Pour toutes ces raisons, on assiste à un alignement des planètes pour un retour structurel à de l’inflation. Les hausses de prix de l’énergie, des matières premières, des produits agricoles et des prix des produits semi-finis se font dans un contexte où pour la première fois depuis longtemps le rapport de force est favorable aux salariés en l’absence de recours à une main d’œuvre immigrée et face à la volonté d’un raccourcissement des chaines de valeur. Ces différents facteurs se conjuguent pour que les salariés ne fassent pas les frais du retour de l’inflation ce qui va engendrer une spirale prix salaires. Le retour de l’inflation semble inévitable ce que d’aucuns verront comme une bonne chose. La durée et la vigueur de cette poussée inflationniste reste inconnue. Cela dépendra beaucoup de la politique monétaire suivie. Les conflits sociaux vont revenir sur le devant de la scène avec des tensions sur le partage de la valeur ajoutée. Les entreprises qui ne peuvent pas reporter dans leurs prix la montée des coûts vont disparaître comme celles qui n’ont pas organisé en amont un dialogue social poussé pour arriver à passer la vague. Une recrudescence des faillites et une reconfiguration du système productif semble inéluctable. La poursuite d’une politique de non-indexation des salaires dans la fonction publique va créer un grand conflit social. La question de la non-indexation des pensions de retraite va devenir un sujet.

La remontée des taux nominaux est donc inévitable. Pour les débiteurs qui ont emprunté à taux fixe, cela représente une excellente nouvelle. Pour les créanciers, s’ils ne se sont pas pris la précaution de se couvrir, la période va être difficile. Le prix des actions va baisser en raison de la montée des risques et des taux.

Face au renchérissement du coût de l’énergie et de la main d’œuvre, la seule porte de sortie pour les entreprises consiste en une accélération de l’automatisation qui économise à la fois l’énergie et le personnel.

L’investissement devrait être vigoureux ce qui devrait plus solliciter l’épargne et peut-être susciter une remontée des taux d’intérêt réels ce qui à terme pourrait poser problème pour le financement de certains dettes souveraines. La compréhension des enjeux économiques et politiques dans une société démocratique est fondamentale pour les aborder en évitant de faire des contre-sens. Cette campagne présidentielle est assez désolante et traduit de la part des candidats un manque complet d’anticipation et d’analyse. La place des économistes dans le débat économique va être encore plus nécessaire que d’habitude pour faire de la pédagogie en n’oubliant pas de replacer les questions économiques dans leur contexte historique et politique.

Alain Trannoy, EHESS et AMSE. Auteur avec Etienne Wasmer «Le grand retour de la terre dans les patrimoines, et pourquoi c’est une bonne nouvelle». Odile Jacob 2022.

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