Entreprise à mission : une solution crédible pour des EHPADs à visage humain ?

Mathias Dewatripont Université libre de Bruxelles (I3h, ECARES et Solvay Brussels School) interviendra sur la conférence "Ehpad, et hôpitaux : quelle place pour le privé ?"

Le livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet paru en janvier 2022 met en avant les dérives de la primauté actionnariale sur le traitement des pensionnaires et du personnel d’EHPADs dans le cas de la société Orpea, numéro 2 du secteur en France. L’émission Cash Investigation diffusée par France 2 le 1er mars va dans le même sens pour Korian et DomusVI, respectivement numéro 1 et 3 du secteur. Dans les trois cas, la conclusion est claire : il est urgent de réformer l’organisation de ces entreprises pour les rendre compatible avec ce qui doit être leur objectif central : le bien-être de leurs résidents (ce qui passe aussi par des conditions de travail adéquates pour leur personnel).

De manière intéressante, une réponse annoncée tant par Orpea que par Korian, deux entreprises cotées en bourse, est leur transformation en ‘entreprise à mission’, structure juridique qui permet de poursuivre directement et explicitement, à côté des intérêts des actionnaires, propriétaires légaux de l’entreprise, ceux des résidents ou du personnel par exemple.

Dans des travaux antérieurs, nous avons suggéré d’envisager ce modèle de gouvernance pour le cas de l’innovation en matière de thérapies géniques, secteur où les entreprises à but lucratif ‘classiques’ peinent à concilier innovation à des prix accessibles et exigence de rendement actionnarial [1]. Et dans des travaux théoriques nous avons aussi montré que, si une concurrence forte dans un marché ne conduit pas nécessairement à une moindre prise en compte du bien-être de consommateurs peu informés, celui-ci peut être mis en danger dans tout le marché par des entreprises qui recherchent de manière agressive la poursuite du profit à tout prix [2]. Les orienter vers un statut d’entreprise à mission pourrait donc offrir un correctif intéressant dans un secteur où les ‘consommateurs’ sont particulièrement fragiles face aux entreprises.

Ceci étant dit, le diable risque d’être dans les détails, selon l’expression consacrée. A ce sujet, il est frappant de constater que le cours boursier de Korian n’a pas souffert suite à l’émission Cash Investigation (il a même bondi de 8% le jour suivant, avant de perdre ces gains par la suite). Que penser de ceci, notamment par rapport à la capacité de ce statut d’entreprise à corriger les excès de la primauté actionnariale ?

En fait, le rapport annuel de Korian [3] indique que sa Directrice Générale reçoit une rémunération annuelle fixe pour moitié environ et variable pour l’autre moitié. Cette partie variable est liée surtout mais pas uniquement à des indicateurs financiers puisqu’il est aussi fait mention de critères de responsabilité sociétale. En outre, elle bénéficie d’un plan de distribution d’actions, à nouveau lié surtout mais pas uniquement à des critères de performance financière. Enfin, le Conseil d’Administration comprend deux représentants des salariés.

Les informations contenues dans ce rapport annuel indiquent donc l’influence prépondérante de la valeur actionnariale sur la rémunération de la Directrice Générale, comme c’est le cas depuis des décennies dans beaucoup de secteurs de l’économie. Mais les éléments extra-financiers n’en sont pas absents, même si leur influence ne saute pas aux yeux lorsqu’on regarde Cash Investigation, et il en est de même pour l’influence des salariés.

Une question légitime est donc : quelle différence significative pourrait faire un statut d’entreprise à mission par rapport aux pratiques de responsabilité sociétale annoncées par Korian déjà aujourd’hui ? A notre avis, si on veut que ce statut ait du sens, il faut le penser explicitement en termes de restriction drastique de l’influence actionnariale. Nous recommandons en particulier de : (i) couper le lien entre rémunération du top management et valeur de l’action, et même profitabilité au-delà d’un rendement ‘normal’ de marché ajusté par le risque, c’est-à-dire aujourd’hui de l’ordre de 4% plutôt que de 15% (en profitant aussi du fait que des investisseurs motivés par le bien commun accepteront un rendement moindre s’ils sont rassurés quant au caractère socialement responsable de l’entreprise) ; (ii) lier par contre explicitement la rémunération du top management à des indicateurs quantitatifs liés au ‘bien commun’ (par exemple taux d’encadrement des résidents par le personnel soignant qualifié, qualité de la nourriture servie, qualité des infrastructures) ; (iii) recomposer les Conseils d’Administration pour y introduire des ‘avocats du bien commun’, et en particulier des représentants des associations de résidents ; et (iv) faire valider le tout par les pouvoirs publics qui financent les EHPADs, qui seraient chargés aussi d’une supervision du secteur bien plus stricte que ce qui est montré dans l’émission Cash Investigation).

Ces idées se heurteront plus que probablement à des résistances de la part du secteur. Les autorités publiques ont cependant un effet de levier important à cet égard, liée au financement public octroyé à ce secteur.

Terminons cet article en évoquant le numéro 3 du secteur, DomusVI. Celui-ci n’est pas une société cotée en bourse mais est détenu de manière ‘privée’, ce qui en réduit la transparence. L’émission Cash Investigation a montré que cette entreprise sujette à une pression financière de nature différente mais tout aussi agressive (voire plus) que chez Orpea ou Korian, via un prêt contracté à un taux d’intérêt très élevé, de 16,5%, auprès d’un fonds d’investissement privé. Cette technique financière est assez classique [4] mais source d’abus clairs dans un cas comme celui-ci. Une société cotée ne pourrait pas agir de cette manière qui contrevient aux obligations légales des administrateurs en termes de défense des intérêts de la société et de ses (petits) actionnaires. A ceci près, le résultat est de même nature que dans le cas de Korian en termes de pression exercée sur le personnel et sur la qualité de service offerte aux résidents. Ce genre de pratique financière devrait être interdit par les autorités publiques. La question reste ouverte de savoir si la transformation de ce genre de sociétés privées à but lucratif en entreprises à mission est possible, ou si elle doivent être purement et simplement interdites dans un secteur comme celui-ci.

De manière générale, la question du périmètre désirable du secteur privé dans nos économies modernes n’est pas évidente. Le secteur public n’est pas irréprochable non plus, y compris dans le secteur des EHPADs. Et le secteur privé a aussi des circonstances atténuantes comme un marché du travail sujet à pénuries ou des subventions publiques insuffisantes. Par contre, les excès de la primauté actionnariale (boursière ou privée) dévoilés récemment sont très sérieux. La question reste ouverte de savoir s’il est possible d’évoluer dans ce secteur vers une gouvernance privée avec but lucratif suffisamment corrigé pour être compatible avec la poursuite du bien commun, ou bien s’il faut privilégier une réglementation publique nettement plus vigoureuse, voire un modèle privé sans but lucratif ou purement public. En tous cas, l’objectif doit être de garantir le bien-être de résidents par définition fragiles et qui ont le droit d’être pleinement protégés, ce qu’ils ne sont pas à l’heure actuelle.

Texte écrit le 7 mars 2022

1 Voir les deux articles de Fischer, A., M. Dewatripont et M. Goldman : «Benefit corporation: a path to affordable gene therapies ?» Nature Medicine 2019, 25 : 1813–1814, et «L’innovation thérapeutique, à quel prix ?» Médecine/Sciences 2020, 36 : 389 – 393.
2 Voir Dewatripont, M. et J. Tirole, «The morality of markets», mimeo, 2022.
3 Voir Korian, Document d’enregistrement universel – Rapport financier annuel et rapport intégré 2020.
4 Voir Jensen, M., « Agency cost of free cash flow, corporate finance, and takeovers ». American Economic Review 1986, 76 : 323-329.

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