Une reconstruction de la France keynésienne ? Mendès France face aux élèves de l’ENA en 1950

Par Alain Chatriot, Professeur d'histroire au Centre d’histoire de Sciences Po, qui intervient sur la conférence des Jéco 2023 : Pierre Mendès France : Investissements, Planification et inflation

 

Un cours d’économie devant l’école nationale d’administration (ENA) dispensé par un homme politique… Certes mais pas n’importe lequel et pas n’importe quand ! Pierre Mendès France propose en effet durant l’année 1950 un cours à toute la promotion intitulé « Problèmes économiques et financiers que pose la politique des investissements et de la reconstruction en France. » Derrière ce titre austère, se trouve en fait une des étapes de la discussion du keynésianisme dans la France de la Libération. Ce cours qui vient de faire l’objet pour la première fois d’une édition scientifique (IGPDE, 2023 https://books.openedition.org/igpde/17023) est en fait très riche pour saisir de très nombreux débats de politique économique et financière et on y retrouve la farouche volonté de Mendès France de lutter contre l’inflation.

 

Pourquoi confier un cours à Mendès France ?

Mendès France en 1950 n’est pas encore auréolé de son passage à la présidence du conseil en 1954-1955 en pleine crise de la IVe République. Il a par contre quelques raisons d’être mobilisés pour proposer un cours de politique économique. Docteur en droit, sa thèse portait en 1928 sur la politique financière du gouvernement Poincaré, tout juste réalisée les années précédentes. Avocat et en 1932 très jeune député à 25 ans, il s’intéresse à la Chambre aux questions économiques et est très brièvement sous-secrétaire d’Etat au Trésor dans le gouvernement Blum du printemps 1938. L’expérience avorte mais c’est un premier moment de travail sur un plan de relance avec son ami Georges Boris. Durant la Seconde Guerre mondiale après avoir été iniquement condamné par le régime du maréchal Pétain, il s’évade, rejoint Londres, reprend le combat dans les forces aériennes de la France libre. A l’automne 1943, le général de Gaulle le nomme commissaire aux Finances à Alger, il doit préparer la Libération et aussi négocier les nouveaux dispositifs internationaux. Il est ainsi le chef de la délégation française à la conférence monétaire internationale de Bretton Woods où il rencontre Keynes. Dans Paris libéré, il devient ministre de l’Économie nationale mais sa politique stricte de lutte contre l’inflation n’étant pas suivi il démissionne du gouvernement au printemps 1945. Tout en reprenant sa carrière politique d’élu local et de parlementaire, il reste très actif dans les organisations internationales entourant l’ONU et on sait qu’il s’interroge même sur une éventuelle carrière de fonctionnaire international. C’est dans ce contexte qu’il donne ce cours en 1950, cours qui lui avait été proposé dès février 1946.

couverture livre

Les élèves de la promotion « Europe » de l’ENA

L’ENA, créée en 1945, est alors une école encore méconnue et pas totalement acceptée par la haute administration française. Dans le programme des cours, l’économie occupe une place importante tant les figures de réformateurs de l’époque comme Michel Debré et Roger Grégoire sont sensibles à la question. Aux côtés du cours de Mendès France, on en trouve sur la fonction publique (justement par Grégoire, alors le premier directeur de la Fonction publique), sur les questions sociales (par Pierre Laroque, premier directeur de la Sécurité sociale), sur les questions agricoles (par Jacques Ratineau, directeur de Grignon) ou sur l’économie industrielle (par Louis armand, directeur général de la SNCF). Le cours de Mendès en 1950 est dispensé devant les élèves de la promotion « Europe ». Ils sont un peu moins de quarante (avec une seule femme Jeanne Moevus) et suivent des cours à Paris en 2e année (année encadrée par les années de stages). Deux concours d’accès existent alors l’un pour les étudiants, l’autre pour les fonctionnaires et les élèves sont répartis inégalement en quatre sections (administration générale, administration économique et financière, administration sociale et affaires extérieures). La promotion connaît peu de figures qui font par la suite une carrière politique même si l’un des élèves est particulièrement connu : Valéry Giscard d’Estaing. Le major, Marceau Long, fait une longue et prestigieuse carrière achevée comme vice-président du Conseil d’État. Interrogés pour une publication du comité d’histoire de l’ENA, tous les anciens élèves de la promotion disent se souvenir du cours de Mendès France. Tel que le tapuscrit du cours le restitue, le cours de Pierre Mendès France est organisé en 19 leçons avec une série d’annexes irrégulières suivant les leçons qui réunissent des discussions avec les élèves, certaines de celles-ci étant préparées par des notes remises par certains d’entre eux.

 

Planifier mais comment le faire bien ?

Le cadre du cours est clairement posé dès la première leçon et Mendès France explique : « Au cours de nos entretiens, je m'efforcerai d'associer deux éclairages très différents pour l'étude de ce problème. D'une part, je crois utile de l'examiner dans le cadre des larges conceptions économiques qui doivent tout à la fois faciliter sa compréhension, et permettre de discerner les dangers de certaines erreurs, et les directions des solutions possibles. » Il précise même sa position par rapport aux approches trop théoriques : « Il me faudra pour cela évoquer, dans les premières leçons tout au moins, des théories économiques dont nous trouverons ensuite des cas d'application concrets. Je rappellerai ces théories, non par vain souci d'abstraction ou de doctrine, mais, et j'espère vous en convaincre plus complètement par la suite, parce que les erreurs théoriques, ainsi que l'expérience récente l’a sévèrement confirmé, peuvent entraîner les plus graves mécomptes sur le plan de l'action. » Tout le début du cours est donc une discussion des théories de Keynes avant que différentes questions soient traitées et en particulier la monnaie et l’inflation (obsession mendésienne) et la forme à donner à la planification. Pour ce dernier aspect, il est très critique de l’attitude de Jean Monnet (qui n’était pas son candidat pour le poste de premier commissaire général au Plan). Il en fait un exemple fondamental pour sa réflexion à la fois en termes de politique économique et de décision politique plus largement. Il explique ainsi aux élèves dès sa 2e leçon : « L'idée du choix est une idée sur laquelle j'aurai constamment à revenir. […] Au total, les pouvoirs publics sont obligés de limiter les investissements et donc de choisir parmi ceux qui sont souhaitables ; et de limiter la consommation et donc, là encore, de choisir parmi les consommations qui sont désirées par la population. Et cela me ramène à cette idée qui reviendra très souvent dans la suite de ce cours, c'est l'idée du choix. Ainsi, la gestion d'un pays exige à chaque instant, de la part de ceux qui en sont responsables, des décisions, des arbitrages, qui constituent de véritables prises de position politiques, en donnant à ce mot son sens le plus large et le plus élevé. Ce ne sont pas uniquement des questions techniques, ce sont des questions dans lesquelles des éléments d'appréciation subjectif interviennent ; c'est pourquoi ce sont des prises de position politiques fondamentales. »

Le cours de l’ENA de 1950 apparaît donc comme une étape signifiante dans la trajectoire politique de Mendès France et dans l’énonciation de ses convictions économiques qui font de lui une des figures majeures de cette période de la reconstruction.

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