Décider dans l’incertain, une histoire de rationalité : éclairages de Herbert Simon

Par David Vallat, Professeur de stratégie à Sciences Po Lyon. Chercheur au laboratoire Magellan (Université Jean Moulin Lyon 3, iaelyon School of Management), qui intervient sur la conférence des Jéco 2023 : Décider en situation d’incertitude : les leçons du COVID

La crise Covid a obligé de nombreux acteur à décider en situation d’incertitude : lancer un programme de protection physique pour pallier l’absence d’équipements de protection individuelle, engager une campagne de vaccination généralisée, décider d'une période de confinement, définir des seuils de gravité déclenchant l'admission en réanimation, fermer les hôpitaux et établissements aux visites des familles, etc.  
Dans de telles situations, qu’est-ce qu’une bonne décision ?

Différencier risque et incertitude  
Commençons dès à présent à préciser ce que nous entendons par incertitude. Afin d’élaborer une théorie du profit solide l’économiste Frank Knight opère au début du 20e siècle une distinction remarquable entre risque et incertitude (Knight, 1921, p.20) : le risque possède la propriété d’être mesurable, quantifiable. Le résultat exact est peut-être inconnu (car non advenu), mais il est possible de calculer la probabilité́ des résultats les plus déterminants. En revanche, l’incertitude correspond à une situation où il n’existe pas suffisamment d’informations pour élaborer des probabilités, voire une situation qui n’est pas envisagée avant qu’elle n’advienne.  
Penser l’incertitude pousse à se préoccuper de l’inconnu inconnu qui peut parfois prendre la forme d’un « cygne noir » (Taleb, 2008), autrement dit un événement arrivant par surprise et porteur de conséquences dramatiques.  
La crise du COVID-19 nous a confronté à de multiples incertitudes : incertitude sur les traitements, sur les conséquences sanitaires, économiques, sociales, politiques, etc. Les hôpitaux ont dû fait face à cette incertitude. S’adapter aux changements implique une capacité d’apprentissage qui est d’autant plus importante que l’incertitude est acceptée, que l’on est ouvert à l’apprentissage par une forme d’humilité qui consiste à reconnaître que l’on ne sait pas tout, que l’on ne contrôle pas tout. Dans le cas contraire l’advenue de l’incertitude provoque la sidération. Symétriquement reconnaitre l’étendue de son non-savoir peut provoquer une paralysie de la prise de décision car que faire, que choisir ?

Herbert Simon et la prise de décision  
Ces deux formes de paralysie de la décision, que chacun est susceptible de rencontrer, sont largement dépendantes de notre rapport à l’incertitude. Nous préférons être confronté au risque (pour lequel nous avons des procédures d’action déjà prêtes) qu’à l’incertitude (pour laquelle nous ne sommes pas organisés).  
Comment se préparer à l’incertitude ? Pour répondre à cette question il est utile de comprendre comment nous pensons. Nous allons le faire avec l’aide des travaux d’Herbert Alexander Simon. Titulaire d’un doctorat en Sciences Politiques, Simon s’intéresse à la prise de décision dans les organisations. Dans on ouvrage le plus connu (publié en 1947) Administrative Behavior: a Study of Decision-Making Processes in Administrative Organization Simon explique : “decision-making is the heart of administration, and that the vocabulary of administrative theory must be derived from the logic and psychology of human choice". Ses travaux sur la prise de décision seront reconnus à la fois par les sciences informatiques (Prix Turing en 1975) et les sciences économiques (prix Nobel d’économie en 1978). Les travaux de Simon sont ancrés dans la pratique. Il a ainsi travaillé dans la Economic Cooperation Administration, l’organisation chargée d’administrer le Plan Marshall (Simon, 1953).  
Herbert Simon souligne que les individus ne peuvent pas obtenir ou traiter toutes les informations nécessaires pour prendre des décisions pleinement rationnelles. De ce fait, ils cherchent plutôt à utiliser les informations dont ils disposent pour produire un résultat satisfaisant, ou « assez bon ». Par ailleurs, au-delà de leurs limites cognitives, les individus sont pris dans un nexus de relations personnelles et sociales qui contraignent la prise de décision. Cela signifie que les individus ne prennent pas fréquemment de décisions en tenant compte uniquement de leurs propres intérêts ou de la maximisation de leur utilité. Ils doivent composer avec les jeux de pouvoir, les intérêts des autres et les règles du cadre institutionnel dans lequel ils opèrent.  
Ainsi Simon va à l’encontre de la pensée dominante en matière de prise de décision, considérant à la suite de l’homo economicus des économistes, que les humains décident de façon rationnelle, « toute chose étant égale par ailleurs ».

Deux formes de rationalité  
Au-delà de cette critique Simon va plus loin en expliquant qu’il existe deux formes de rationalité. La rationalité substantive, celle des économistes, définit un comportement qui est capable d’atteindre le but fixé compte tenu des limites fixées. L’individu va chercheur la solution optimale parmi toutes les solutions possibles. Ce mode de raisonnement est illustré par le célèbre problème du voyageur de commerce. Ce dernier doit visiter des clients dans plusieurs villes. Il cherche à déterminer le plus court chemin (revenant à la ville de départ) passant par chaque ville une seule fois. Il est théoriquement possible de calculer tous les chemins et de déterminer le circuit optimal. Toutefois avec seulement 15 villes les combinaisons dépassent les 43 milliards de possibilités.  
À défaut donc de trouver la meilleure solution (substantivement rationnelle), il va s’agir de trouver une solution satisfaisante. Nos limites cognitives ne nous permettent pas autre chose. Cette deuxième forme de rationalité est appelée rationalité procédurale par Simon. Dans ce cadre le but peut évoluer en fonction des circonstances et le critère de réussite n’est pas l’optimum mais le degré d’adéquation aux attentes.  
Chercher à atteindre l’optimum paralyse la prise de décision devant l’ampleur de la tâche. Chercher une solution satisfaisante suppose de travailler à définir le problème et les degrés d’acceptabilité des réponses.

Décider dans les hôpitaux pendant la crise COVID-19  
Le constat d’Herbert Simon sur le caractère fondamental de la prise de décision dans les administrations se trouve renforcé en situation de crise. C’est ce qui a pu être observé dans les hôpitaux durant la crise COVID-19. Quand l’approche substantive est prise en défaut (du fait de la complexité du problème), les plans d’urgence sont caducs. Il convient donc de changer de logiciel et d’adopter une rationalité procédurale, fondée sur l’essai-erreur, l’expérimentation, la recherche de solutions convenables plutôt qu’optimales.

La conférence des Jéco "Décider en situation d’incertitude : les leçons du COVID" cherche à aborder cette question.  
Ces travaux sont menés dans le cadre de l’étude COPING (COvid Pandemic Institutional maNaGement) financée depuis 2020 par le ministère des Solidarités et de la Santé (voir : https://magellan.univ-lyon3.fr/projet-special-covid-2021-coping-covid-pandemic-institutional-management)

Bibliographie  
 - Knight, Frank H. (1921). Risk, Uncertainty, and Profit. Boston & New York : Houghton Mifflin Company, The Riverside Press Cambridge.  
 - Simon, Herbert A. (1953). “Birth of an Organization: The Economic Cooperation Administration.” Public Administration Review 13, no. 4 (1953): 227–36. https://doi.org/10.2307/973005.  
 - Simon, Herbert A. (1957). Administrative Behavior: a Study of Decision-Making Processes in Administrative Organization, 2e ed., New York: The Macmillan Company.  
 - Simon, H.A. (1976). “From substantive to procedural rationality”. In: Kastelein, T.J., Kuipers, S.K., Nijenhuis, W.A., Wagenaar, G.R. (eds) 25 Years of Economic Theory. Springer, Boston, MA. https://doi.org/10.1007/978-1-4613-4367-7_6  
 - Taleb, Nassim N. (2008) : Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, Paris.

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