Que sait-on du travail?

 Bruno Palier, Directeur de recherche du CNRS à Sciences Po, Centre d’études européennes et de politique comparée, présente l'ouvrage qu'il a coordonné Que sait-on du travail ? ; deux des contributeurs, Maëlezig Bigi et Thomas Coutrot seront présents sur la conférence des Jéco 2023 : Le travail à l'heure de l'Anthropocène : Travailler Plus, Travailler moins, Travailler mieux ?. (Christine Erhel, également contributrice intervient aussi aux Jéco 2023)

Quelles sont les réalités du travail en France ? Qui sont les personnes concernées par les mauvaises conditions de travail, la pénibilité, les risques psycho-sociaux ? En quoi les modalités d'organisation et de management du travail sont-elles déterminantes pour expliquer les difficultés rencontrées ? Comment la digitalisation a-t-elle transformé le travail ? Pourquoi les inégalités de genre, intergénérationnelles, liées aux origines ou au handicap persistent-elles au travail ? Quelles sont les situations concrètes au travail dans l’industrie automobile, aéronautique, dans les entrepôts, pour les métiers du vieillissement, du nettoyage, des assistantes maternelles, des sages femmes ? Telles sont quelques-unes des grandes questions abordées dans l’ouvrage collectif « Que sait-on du travail ? » publié aux presses de sciences Po en octobre 2023.

Plusieurs éléments ont contribué à remettre la question du travail au cœur de l’attention publique, notamment la baisse du chômage, la crise de Covid-19, les débats suscités par la réforme des retraites de 2023. Alors que dominaient les études sur les causes du chômage, les analyses du fonctionnement du marché du travail et des politiques d’emploi jusqu’aux années les plus récentes, les savoirs des sciences sociales sur les conditions de travail, l’organisation du travail, la santé et le bien-être au travail redeviennent cruciaux à l’heure où la question du travail redevient centrale.

Ce sont ces savoirs qui sont mobilisés dans l’ouvrage « Que sait-on du travail ? » : ceux des économistes et sociologues du travail, des sciences de gestion ou des ergonomes. L’ouvrage rassemble 60 contributrices et contributeurs, parmi les meilleurs spécialistes de ces questions en France. Ils ont rédigé 37 chapitres concis, accessibles, informatifs, précis et détaillés, qui présentent leurs principaux résultats de recherche, afin de mieux faire connaître les réalités du travail en France aujourd’hui. Le livre est structuré en cinq grandes parties : 1. Conditions de travail, santé au travail, sens du travail ; 2. Management et organisation du travail ; 3. Les effets de la digitalisation ; 4. Les inégalités et les discriminations ; 5 Les métiers essentiels.

La première partie permet de documenter précisément la situation française en matière de conditions de travail, de santé au travail et de sens du travail, telle qu’elle s’est instaurée durant les quarante années de chômage de masse (des années 1980 à aujourd’hui). On découvre une situation plutôt médiocre, comparativement défavorable vis-à-vis de nombreux autres pays européens sur les conditions de travail ou les risques psycho-sociaux, la France occupant parfois les derniers rangs (notamment en matière d’accidents du travail). La situation risque même d’empirer du fait du réchauffement climatique. Il faut cependant souligner les diversités des situations, et la concentration des difficultés sur certains groupes et dans certaines professions.

C’est en analysant les formes d’organisation du travail et du management retenus en France que l’on peut comprendre cette situation comparativement dégradée. C’est ce à quoi s’attèle la deuxième partie de l’ouvrage. En France, les salariées et salariés sont de de plus en plus souvent soumis à un management par les chiffres, vertical et distant, qui ne tient pas compte de la réalité des conditions de production, ni des retours que les personnes concernées souhaiteraient pouvoir faire sur l’organisation du travail. Les modalités dominantes d’organisation du travail sont inspirées par le taylorisme et le lean management. Elles sont souvent très hiérarchiques et laissent peu de place à l’autonomie et l’horizontalité. La situation n’est bien sûr pas uniforme. Les comparaisons montrent le chemin à suivre pour une amélioration substantielle de l’organisation du travail au bénéfice des personnes en emploi. Plusieurs chapitres rappellent les sources du bien-être au travail, notamment la qualité des relations humaines, l'autonomie, le sens du travail effectué, la sécurité de l'emploi, l'équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, le développement continu des compétences et les perspectives de progression, la participation aux décisions concernent son travail mais aussi les organisations dans lesquelles les personnes travaillent.

La troisième partie se concentre sur l’impact de la digitalisation sur le travail. La crise du Covid a accéléré la numérisation de nos économies, comme le montre l’explosion du télétravail, qui s’est depuis installé pour de nombreuses professions, surtout parmi les cadres. S’il est souhaité par les personnes salariées, le télétravail est plus souvent défavorable aux femmes qu’aux hommes et n’est finalement bénéfique que s’il ne devient pas une forme de travail à temps plein, mais reste combiné à du travail en présentiel. Par ailleurs, de nombreux chapitre permettent de voir l’emprise des nouvelles technologies sur le travail. On voit que bien souvent, les travailleurs de la logistique en entrepôt, de l’industrie automobile ou du service à domicile deviennent les simples bras d’un algorithme qui dicte les tâches à accomplir et mesure la productivité. Cependant, les comparaisons montrent que pour une même technologie, ce sont les décisions concernant les modalités de son introduction et de ses usages qui en déterminent les conséquences sur le travail.

La quatrième partie fait le point sur les inégalités qui persistent au travail, le plus souvent en défaveur des moins qualifiés, des femmes, de certains jeunes, des handicapés et des personnes issues de l’immigration. Les femmes ont aujourd’hui des taux d’emplois similaires à celui des hommes, mais elles travaillent beaucoup plus souvent à temps partiels, sont moins rémunérées que les hommes, et ont des carrières bloquées par un plafond de verre. Elles sont en outre cantonnées dans certaines professions (notamment celles du care). Les bénéfices de la montée en qualification ne profitent pas pareillement à toutes et à tous. Les femmes, qui réussissent mieux leurs études que les hommes, restent désavantagées. Les jeunes, pourtant plus qualifiés que leurs aînés, commencent leur carrière avec de plus en plus de difficultés. Les chapitres de la quatrième partie dressent le tableau des inégalités au travail, et analysent les mécanismes normatifs, de ségrégation et de discrimination à l’œuvre, qui persistent malgré les politiques mises en place.

La cinquième et dernière partie de l’ouvrage est consacrée aux professions dites « essentielles ». Pendant les confinements de 2020 et 2021, la contribution de certaines professions, alors dénommées « essentielles », a été soulignée : il s’agissait des personnes qui ont dû sortir de chez elles pour aller travailler auprès des autres. Sans elles, notre économie et notre société ne peuvent tout simplement pas survivre. Cependant, ces professions « essentielles » (de la santé, du soin, de la sécurité, du nettoyage, du commerce, de la logistique, des transports, de l’agriculture, de l’énergie, de l’eau…) sont le plus souvent des professions mal rémunérées, mal protégées, et qui le sont restés après 2020. Ces professions essentielles, qui représentent près du tiers des emplois, constituent aujourd’hui une part grandissante des créations d’emplois. L’un des objectifs de cet ouvrage est donc clairement de faire connaître, pour les faire reconnaître, les difficultés de nombreuses personnes au travail, alors qu’elles ont le sentiment d’être ignorées, dans l’espace professionnel comme dans les débats publics.

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