Clémence Royer et l’impôt

Par Claire Silvant, Maître de conférences en Sciences Economiques, Université Lyon 2 Lumière, qui intervient sur la conférence des Jéco 2023 : Femmes économistes dans l’histoire de la pensée

Clémence-Auguste Royer (1830-1902) est une figure singulière de la seconde moitié du 19e siècle. Autodidacte, elle entreprend dans sa jeunesse de se former, par des lectures, à la biologie, la philosophie, l’anthropologie et l’économie. Elle occupe successivement les métiers d’enseignante de français et de musique, de brodeuse, de conférencière en philosophie, de romancière, de traductrice. Elle est en particulier une des rares femmes économistes de son époque, devenue une spécialiste reconnue de l’impôt, en même temps qu’une des figures de l’émergence du darwinisme en France.

Clémence Royer est la première femme admise à la réunion mensuelle de la Société d’économie politique, en mai 1862, à l’occasion d’un débat sur le travail des femmes – elle en deviendra membre, mais à titre posthume. Elle est aussi une des seules femmes publiant dans le Journal des économistes. Elle rédige plusieurs entrées du Nouveau dictionnaire d’économie politique, édité par Joseph Chailley et Léon Say en 1900. Ses ouvrages sont commentés dans le Journal avec bienveillance, mais perplexité. Elle est aussi la première traductrice (et commentatrice) de L’origine des espèces de Charles Darwin, en 1862, et la première femme admise à la Société d’Anthropologie de Paris en 1870 – elle y sera la seule pendant plus de dix ans. Son entrée à la Société est l’objet de railleries.

En dépit de son savoir encyclopédique et d’une œuvre importante, Clémence Royer, « hétérodoxe indisciplinée », mais dépourvue de titre universitaire, n’a jamais réussi à obtenir de position académique : « Par-dessus son tort d’être femme, elle avait celui d’avoir la pensée la plus intrépidement indépendante » (Harlor 1954). Clémence Royer recevra de nombreux hommages, mais tardivement ou même après sa mort, et le plus souvent par des intellectuelles féministes.

Clémence Royer et ses contemporains

C’est à la suite d’un congrès international sur l’impôt organisé en 1860, que Clémence Royer devient une spécialiste reconnue de la question. En 1860, le canton de Vaud veut réformer sa fiscalité et ouvre un concours international sur l’impôt. On réunit à cette occasion un congrès international à Lausanne. Le congrès rassemble des économistes de toutes nationalités, parmi les plus renommés ; Joseph Garnier et Émile de Girardin y développent les thèses fiscales habituelles des économistes libéraux français, et Léon Walras est invité comme participant. Clémence Royer les écoute depuis la tribune du public, les femmes n’étant pas admises parmi les participants aux débats. Les principales questions abordées concernent les duos habituels : impôts directs ou indirects ? sur le capital ou le revenu ? unique ou multiple ? réel ou personnel ? proportionnel ou progressif ?

Clémence Royer soumet son mémoire au concours du canton de Vaud, malgré des conditions matérielles difficiles. Elle y disserte, entre autres, sur les limites du droit de propriété, la liberté de tester, la légitimité de la propriété foncière, la justification des inégalités sociales, le rôle de l’État, le droit à l’assistance, les droits protecteurs, l’enseignement.

Les économistes libéraux, contemporains de Royer, adoptent les maximes fiscales développées par Adam Smith en 1776. Clémence Royer valide ces maximes et adopte également le vocabulaire et les principes théoriques des auteurs classiques, citant en l’occurrence Smith, Say et Stuart Mill. Elle refuse donc les impôts qui entraveraient la production des richesses, elle réclame des impôts tenant compte des facultés des individus et « en raison des services actuels que lui rend l’État » (1862) ; elle préconise des impôts peu nombreux, personnels et directs ; enfin, comme les autres économistes, elle hésite quant à l’assiette fiscale optimale, entre le capital et le revenu. Mais les similitudes s’arrêtent là.

Impôt progressif et compensation

Clémence Royer réclame une imposition progressive en avançant un argument original : l’impôt doit être utilisé pour compenser les inégalités accumulées précédemment de manière illégitime. Dans sa Théorie de l’impôt, Royer considère la succession des générations passées ; les richesses produites aujourd’hui sont en grande partie le produit des forces productives accumulées hier et de la façon dont la société est organisée aujourd’hui et tiennent peu aux facultés propres des individus présents. Dans le passé et pendant longtemps, l’État a ainsi favorisé indument certaines familles, certaines classes sociales au détriment des autres ; ces familles ont progressivement accumulé un capital matériel et moral considérable leur permettant, aujourd’hui, d’être beaucoup plus riches que si elles n’avaient dû compter que sur leurs mérites propres. Le progrès social et moral, selon Royer, doit impliquer une élimination des privilèges passés et il convient donc, momentanément, que les héritiers des anciennes familles favorisées restituent les avantages indus reçus jadis.

Pour Royer donc, nul ne pourrait produire ou écouler sa marchandise, si l’État n’assurait pas sa sécurité, si des savants n’avaient pas inventé des procédés utiles, si un enseignement professionnel n’avait pas été dispensé, si ses parents ne s’étaient pas chargés de l’élever, éventuellement si un héritage ne lui avait pas été transmis. Or, la sécurité, les mœurs, les connaissances ou l’enseignement sont des produits de l’histoire des sociétés.

Clémence Royer en déduit implicitement qu’il faut baser l’impôt sur deux principes (sans toutefois énoncer explicitement cette distinction elle-même) : sur l’utilité, pour la nation, de la contribution de chacun ; et en tenant compte des mérites propres de chacun. L’impôt devrait donc être progressif. C’est pour compenser les injustices passées ou présentes que les riches devraient être imposés plus que proportionnellement à leurs richesses. Prendre aux plus riches, par l’impôt, et donner aux plus pauvres, surtout pour financer l’instruction, permettrait d’aller vers ce qu’elle nomme l’« équité compensatrice » (1862).

Mais Royer ne promeut pas pour autant l’égalité des conditions individuelles. L’impôt doit être progressif pour réparer les injustices passées mais, une fois la société devenue équitable, il devrait être proportionnel : « en principe, l’impôt doit être proportionnel et sa progressivité ne peut être qu’une mesure exceptionnelle et essentiellement transitoire, servant à rétablir plus rapidement un équilibre social depuis longtemps troublé » (Royer 1862). Plus tard, dans une société idéale, chaque individu sera récompensé selon son mérite individuel et selon le coût de la protection que lui assure l’État. Mais la société actuelle n’est pas une société idéale et l’impôt progressif, dont les recettes devraient prioritairement aller dans l’éducation, serait un vecteur de progrès : « Rien de l’État pour l’adulte, mais tout pour l’enfant » (1869), en particulier pour les filles.

 

Texte extrait de la communication :

Etner, François et Claire Silvant (2023), « Clémence Royer (1830-1902), de l’économie politique à l’anthropologie », Journées Gide, 8-10 juin.

 

Quelques références bibliographiques :

Demars, Aline (2005). Clémence Royer l’intrépide, Paris : L’Harmattan.

Fraisse, Geneviève (1985). Clémence Royer : philosophe et femme de sciences, Paris : La Découverte.

Harlor, Thilda (1954). « Clémence Royer : une savante », Revue des Deux Mondes, 1er octobre, 525-35.

Périvier, Hélène et Rebecca Rogers (2022). « Writing Women Back into the History of French Economic Thought: The Case of Flora Tristan, Julie-Victoire Daubié and Clémence Royer », Oeconomia History Methodology Philosophy, 12(3), 443-82.

Royer, Clémence (1862). Théorie de l'impôt ou la dîme sociale, 2 volumes. Paris : Guillaumin.

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