L’échantillon des sujets évoqué est bien sûr très limité et relève de la promenade quelque peu aléatoire dans le programme. C’est que l’objectif de cette introduction n’est pas de fournir un panorama des sujets abordés, mais de porter un regard plus transversal sur les logiques des débats actuels. Et de ce fait, la discussion renvoie à plusieurs sessions du programme, en particulier à celle intitulée «la confiance perdue dans les expert-e-s »
Confiance perdue ? La mise en cause des économistes est un exercice récurrent. Et la crise de 2008 a relancé les critiques. Et non sans raisons.
Depuis les années 1980, le fonctionnement du système financier avait été considérablement affecté par les mouvements jumeaux de mondialisation et de déréglementation. Mais combien d’avertissements sérieux sur la fragilité croissante qui en a résulté ? Même les marxistes les plus intransigeants avaient cessé d’annoncer la crise imminente d’un capitalisme pourtant axiomatiquement instable. Et la menace de la crise financière de 2008, n’était perçue que par très peu d’économistes visibles, (Maurice Allais, Raghuran Rajan et Nouriel Roubini faisant exception). Difficile de dire que la profession a été particulièrement lucide. Pourquoi ?
Sur la lucidité des économistes …
L’absence de lucidité, qui vient d’être évoquée a une première raison, disons structurelle. La perspicacité des économistes, sur les problèmes de leur ressort, est nécessairement variable. Deux cas de difficultés extrêmes peuvent être rattachés métaphoriquement à la catégorie des avalanches et à celle des plaques tectoniques.
Les avalanches d’abord. Dans la haute montagne qu’il parcourt, le guide évalue convenablement le risque d’avalanches, mais il ne peut bien prévoir ni le lieu ni l’heure du déclenchement. L’éclatement de la bulle immobilière des « subprime », comme de toutes celles qui ont précédé, relève de l’avalanche. Même si, comme je le pense, notre savoir en la matière devrait et pourrait être amélioré, les bulles sont le lieu d’une imprévisibilité constitutive et en un certain sens inévitable.
Les plaques tectoniques, ensuite. On fait habituellement dater du milieu du 19ème siécle, avec l’abrogation des « Corn Laws » au Royaume-Uni, l’épisode de ce qui est parfois appelé la première mondialisation qui s’achève au début du 20ième siècle. Soixante ans de mouvements profonds qui affecteront toute la planète, avec des effets considérables sur le commerce, l’innovation, les prix relatifs, avec un large spectre de gagnants … et de perdants. Mais des mouvements lents dont les contemporains, économistes inclus, n’ont pas une claire conscience, et dont une explication plus plausible devra attendre les années 1920, Aujourd’hui, notre mondialisation renvoie à l’image des plaques tectoniques, à des mouvements lents et puissants dont ni la vitesse ni l’intensité ni les effets finaux sur nos sociétés ne sont clairement accessibles. Faut-il alors reprocher aux économistes de varier, entre l’optimisme, auquel adhèrent bien sûr les intégristes du laisser-faire…mais aussi nombre de pragmatiques, et le pessimisme de ceux qui par exemple redoutent les effets inégalitaires de l’échange sur les marchés du travail des sociétés développées.
Les défis contemporains du savoir.
La deuxième raison de la lucidité limitée de la profession dans les premières années du 21ème siècle est plus conjoncturelle. D’un côté, la réflexion collective des décennies précédentes, géographiquement élargie et de plus en plus organisée autour des méthodes exigeantes portées par la Société d’Econométrie, avait contribué à améliorer les schémas intellectuels de la profession. Mais la spécialisation croissante s’accompagnait d’une certaine balkanisation du savoir. De l’autre, depuis les années 90 et après la chute du mur de Berlin, les faits semblaient accréditer les leçons des modèles explicatifs les plus optimistes et l’on célébrait l’avènement de la « grande modération ». L’air du temps faisait écho à la logique libérale et rendait inaudible presque toute critique du marché. Par exemple, la théorie de « l’efficience des marchés financiers » pouvait prospérer, et fournir un des argumentaires favoris du lobby puissant de la dérèglementation.
La crise est passée. Mais, depuis, les menaces de récession accompagnent une croissance des pays développés à tout le moins hésitante. Voici venu, après le temps de l’optimisme sur l’avenir des économies, le temps de la crainte. C’est aussi le temps du doute et des remises en question intellectuelles : en témoigne le fort affaiblissement de la confiance en capacité de nombre de modèles à simuler les évolutions macroéconomiques. Un exemple parmi d’autres, les schémas intellectuels justifiant autrefois la politique des banques centrales ont été abandonnés et les justifications du « quantitative easing » en vigueur sont à tout le moins brumeuses.
Est-ce à dire qu’il faut mettre au rebut le savoir antérieur lentement accumulé. Non, tout au contraire. Qu’il s’agisse de l’évolution macroéconomique, de la mondialisation, des inégalités, voici venir le temps du retour sur les explications antérieures, qu’il faut reprendre et améliorer en s’appuyant sur la multiplication des données nouvelles. Voici le temps du renouveau des recherches sur la coordination des anticipations, sur les mécanismes de l’innovation, et actualité oblige, de la réflexion sur les politiques climatiques…
Le savoir économique explore des sentiers nouveaux, il est comme hier imparfait, et comme hier indispensable, pour penser la politique économique de court terme comme pour penser les évolutions souhaitables de la société. Et, il doit, c’est la logique des Jéco, nourrir le débat citoyen.