L’unilatéralisme américain, l’hégémonisme chinois, et l’agressivité nouvelle de la Russie ont conduit les européens à redécouvrir la grammaire de la puissance et à amorcer une réflexion sur les moyens de retrouver une maitrise de leurs systèmes productifs, de leurs échanges et de leur défense.
L’année qui vient de s’écouler aura vu la confirmation dans l’affaire Siemens-Alstom de l’impératif de la concurrence libre et non faussée, la découverte de la concurrence systémique chinoise avec les affaires Kuka et les achats d’infrastructures en Grèce, Italie et Portugal et le réveil interventionniste de l’Allemagne avec les propositions Altmeier.
Ce simple rappel montre qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, que les réflexes communautaires sont concurrentiels et non volontaristes en matière industrielle. L’UE reste un empire normatif, son code génétique est composé de souverainetés nationales, de délégation de compétences et d’un exécutif faible. Mais en même temps même en Allemagne on reparle de politique industrielle, d’endiguement de la Chine et des armes d’une défense autonome. Comment trancher entre ces deux lectures?
L’Affaire Alstom-Siemens est instructive a plus d’un titre : rejet de la fusion au nom d’une conception étriquée du marché pertinent, déclaration imprudente sur l’absence de concurrence chinoise à la veille d’une acquisition majeure de la chinoise CRCC en Allemagne, refus de prendre en compte les asymétries entre politiques de la commande publique en Chine et en Europe, mise en avant du « trésor » qu’est la politique de la concurrence européenne dans la lutte contre les rentes.
Si les autorités européennes décidaient de soumettre à autorisation préalable les acquisitions chinoises de firmes européennes, prenaient des participations directes dans le capital de firmes stratégiques, si elles mettaient un terme à la politique de relative indifférence à l’égard des enjeux industriels et si ce changement d’orientation se traduisait par une meilleure coordination entre DGComp et DG Trade, Commissaires en charge des sujets économiques et des enjeux géopolitiques alors on assisterait au début de la grande transformation attendue. Des chantiers ont été ouverts sur le règlement des concentrations, sur le SCAF avion de combat du futur, sur la taxe d’ajustement aux frontières pour éviter les délocalisations des usines fortes émettrices de carbone. Les difficultés abondent comme le montrent les lectures contradictoires de l’affaire Alstom-Siemens, les acteurs concernés rechignent à collaborer comme l’illustre le cas de l’Airbus des batteries, la défense des souverainetés nationales se durcit comme dans les cas d’investissements chinois en Europe du Sud.
Inventer une politique industrielle européenne n’est donc pas chose aisée car c’est la nature de construction européenne qui est en cause : la politique de la concurrence est de nature quasi-constitutionnelle, l’objet même de la Commission est de démanteler les champions nationaux surtout ceux qui agissent dans le secteur des services publics en réseau. En même temps articuler politique industrielle et politique de la concurrence est paradoxalement plus facile quand le modèle industriel doit être repensé, que le multilatéralisme est remis en cause et que les peuples réclament une plus grande efficacité de l’action publique.
Il est illusoire de penser que l’UE va se projeter comme puissance après avoir élaboré sa doctrine de la souveraineté européenne mais elle a pris conscience collectivement du fait que la règle du jeu doit être repensée d’autant que l’avantage technologique européen s’est érodé et qu’à nouveau la question de la défense européenne se repose. L’apprentissage de la puissance peut commencer à se faire à partir des positions acquises comme empire normatif et comme acteur sur la scène internationale. Le reste suivra notamment en matière institutionnelle.
Retrouvez Élie Cohen lors des conférences : "Politique industrielle, politique de la concurrence : dialogue de sourds" et "L'industrie automobile à l'ère du numérique"