Risques économiques solitude : ferments du populisme

Par Yann Algan, Doyen de l’Ecole d’affaires publiques de Sciences Po, professeur d’économie à Sciences Po

 

« Les origines du populisme ; Enquête sur un schisme politique et social » (Le Seuil), coécrit avec Elisabeth Beasley, économiste, Daniel Cohen, directeur du Département d’économie de l’ENS, et Martial Foucault, politiste et professeur des Universités à Sciences Po..

Quels sont les origines du populisme ? Pour y répondre, nous avons mené des enquêtes inédites, sur des milliers d’électeurs, en France et à l’étranger, pour tenir compte aussi bien de leur situation économique et sociale que de leurs valeurs et psychologie. Deux conclusions principales ressortent de cette enquête sur un schisme politique et sociale.

Les difficultés économiques récentes des classes moyennes et populaires constituent la première cause de montée des forces antisystème. Indiscutablement, les risques économiques sont le facteur premier qui explique la très forte colère de ces électorats, aussi bien en France que dans les autres démocraties occidentales. Cette colère a été nourrie par la crise financière de 2008, qui a eu des conséquences fortes sur les niveaux de vie et les taux de chômage ; mais qui a aussi ébranlé la confiance des citoyens sur la capacité des institutions gouvernementales, des experts et des élites à prévenir les catastrophes. Pire, ces élites et ces gouvernements se sont montrés incapables de trouver des solutions face à une crise économique qui a persisté pendant dix ans. Dans ce contexte, n’oublions pas qu’ont émergé de nouveaux risques structurels, liés à la mondialisation et à l’ubérisation des économies. Elles ont fait une grande masse de perdants et ont alimenté la montée des inégalités.

Mais les origines du populisme sont loin d’être seulement économiques. La nouveauté de notre enquête est de montrer qu’il existe un facteur appartenant à un autre registre, celui des relations interpersonnelles, c’est-à-dire de la confiance dans les autres. La confiance que l’on mesure par des questions comme « Pouvez-vous faire confiance à quelqu’un que vous rencontrez par hasard dans la rue, ou n’est-on jamais suffisamment méfiant ? », est le facteur central qui explique qu’un électeur, soumis à ces risques économiques, va basculer du côté de la gauche radicale ou de la droite populiste. Les électeurs de Marine Le Pen aux élections présidentielles de 2017 entretiennent une très forte défiance envers les autres. Cette défiance ne vise pas seulement les immigrés ; elle cible aussi leurs voisins, leurs familles, les autres en général. Le rejet populiste de l’homosexualité montre qu’on n’est pas là dans un registre uniquement économique, mais beaucoup plus dans un rapport blessé à autrui.

À l’inverse, si les électeurs de Mélenchon en 2017, partagent la même colère antisystème ; ils montrent des niveaux de confiance beaucoup plus élevé. Nous les classons donc dans la gauche radicale. La confiance en autrui fait le partage des eaux entre la gauche radicale et la droite populiste, aussi bien en France que dans les autres démocraties occidentales. La confiance commande une représentation du monde qui explique les très fortes différences de valeurs et de demandes de politiques de ces deux électorats. Cela permet de comprendre ce grand paradoxe, selon lequel les électeurs des classes populaires et moyennes se tournent vers des candidats populistes opposés au Welfare State, comme Trump, Salvini, l’AfD ou Marine Le Pen. Ces électeurs se défient non seulement des riches (qu’ils voient comme des spéculateurs mondialisés), mais aussi des pauvres (considérés comme des assistés, ou pire des immigrés).

Cette forte défiance dans les autres traduit un rapport blessé à autrui, et s’explique par la solitude dans nos sociétés post-industrielles. Cette blessure n’est pas juste psychologique ou culturelle. Elle puise ses origines dans la désocialisation et la solitude propres à nos sociétés, de la même façon qu’Emile Durkheim expliquait le suicide par la désocialisation.

Nous sommes passés d’une société de classes (où les ouvriers partageaient un monde commun au sein des entreprises, des syndicats, des mouvements communistes et socialistes) à une société d’individus isolés. La solitude se manifeste au travail. Les ronds-points des gilets jaunes ont par exemple surtout regroupé des chauffeurs routiers ou des aides-soignantes libérales, alors que les bastions ouvriers des entreprises industrielles (Renault, Michelin, etc.) et leurs syndicats, se tenaient à distance. Les nouveaux métiers des services ou de l’économie numérique ne sont plus encadrés par les relations sociales traditionnelles d’une entreprise.

Cette solitude se manifeste aussi dans les territoires. La société post-industrielle concentre les services dans les grandes métropoles. Les électeurs de Trump et de Marine Le Pen, comme les gilets jaunes, sont concentrés dans des territoires désindustrialisés, orphelins de lieux de socialisation, qu’il s’agisse de services publics, de commerces, de lieux culturels.

Cette solitude des sociétés post-industrielles commande des politiques publiques radicalement nouvelles.

Retrouvez Yann Algan sur les conférences "Comprendre les populismes" ; "La confiance perdue dans les expert-e-s" et "Workshop sur l'enseignement de l'économie en licence"

origine du blog
Auteurs du billet