Tribune de Pierre Veltz

Par Pierre Veltz pour la conférence Industrie, services : un couple à réinventer

Une idée couramment répandue dans nos sociétés est que l’ère de l’industrie serait derrière nous et que serions entrés dans une époque post-industrielle, où le cœur de l’économie et de la croissance basculerait définitivement du côté des services (marchands ou non-marchands, services aux entreprises et services aux personnes).

Le fait est que l’industrie, hautement productive en raison d’un processus d’automatisation continu depuis au moins les années 1980 (et que la numérisation récente n’a fait que prolonger, sans inflexion notable), a perdu et continue à perdre beaucoup d’emplois, faisant basculer massivement le salariat du côté des services, moins productifs, moins rémunérés, moins considérés, plus atomisés et se trouvant souvent dans un rapport de force défavorable avec les entreprises. La globalisation aidant, le couplage historique entre gains de productivité et salaires s’est rompu, les classes moyennes construites autour des personnels qualifiés de l’industrie s’effritant et peinant à se renouveler autour des salariés plus précaires des services. Mais ce constat ne diminue en rien, paradoxalement, le rôle crucial que l’industrie continue à tenir dans la dynamique de nos sociétés.

Dire que notre société est « post-industrielle », au prétexte que les usines sont de plus en plus vides d’hommes, est à peu près aussi pertinent que de considérer que nous serions entrés dans une société « post-électrique » au motif qu’il n’y a plus grand monde dans les centrales ! Plutôt que comme une succession de stades, il faut comprendre la relation entre industries et services comme un processus changeant d’articulation. Ce sont les nouvelles formes de cette articulation, fortement bousculée par l’irruption des technologies numériques en général, et des quasi-monopoles des GAFAM en particulier, qui caractérisent notre société, plus que des phénomènes de substitution.

Trois points méritent notamment d’être soulignés :
- les chaînes de valeur du monde manufacturier et celles des services sont de plus en plus entremêlées (la prise en considération des segments amont et aval des activités de fabrication amène à relativiser la notion de «désindustrialisation») ;
- de nombreux services, y compris dans les services aux personnes, s’industrialisent au sens où les normes du monde manufacturier s’y diffusent lentement mais sûrement ;
- les industriels adoptent de plus en plus des modèles d’affaire «serviciels», en vendant des fonctionnalités, des usages et non plus des objets.

Le passage d’une économie des objets à une économie des usages, souvent redoublé par le déclin de la propriété au bénéfice de l’accès, constitue potentiellement une mutation essentielle. Jusqu’à quel point cette évolution déjà entamée dans le B to B depuis longtemps va-t-elle bouleverser les marchés du grand public ? Il est trop tôt pour le dire, mais l’enjeu est d’importance, notamment du point de vue écologique. Quelles sont les implications de ces évolutions sur le travail, sur l’organisation des firmes, sur l’organisation des acteurs syndicaux et patronaux ? Que faut-il penser du processus de digitalisation de l’industrie (indutrie 4.0) ? Quel est l’impact de la plateformisation du type GAFAM ? Y a-t-il d’autres voies possibles permettant de développer une classe moyenne autour des emplois de services, dont la crise du covid nous rappelle l’importance cruciale, mais dont ni le fonctionnement économique actuel, ni la dynamique socio-politique dominante n’ont à ce jour permis l’émergence ? Voici quelques questions dont la table-ronde pourra débattre.

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