De quoi l'Homo oeconomicus est-il le nom ?

Par André Orlean qui intervient sur la conférence : La rationalité limitée depuis Herbert Simon (AFEP)

Au cours des dernières années, la théorie économique mainstream a connu une mutation de grande ampleur, à savoir le rejet de ce qui fut, jusqu’à une date très récente, son hypothèse fondatrice, l’homo oeconomicus.

N’est-ce pas Jean Tirole lui même qui a titré une tribune dans le journal Le Monde : « L’homo oeconomicus a vécu ». On ne saurait dire les choses plus clairement. Il est difficile de surestimer la portée d’une telle déclaration pour qui garde à l’esprit que l’homo oeconomicus est bien plus qu’une hypothèse. C’est toute l’identité de la discipline économique, tout ce qui fait sa singularité au sein des sciences sociales, que ce concept met en jeu ; rien de moins que son statut de science hypothético-déductive, le socle de ses théorèmes les plus connus.

Aussi, n’est-il pas exagéré de dire que ce qui se joue aujourd’hui, avec la mort revendiquée de l’homo oeconomicus, c’est une révolution paradigmatique.

Qu’ont invoqué les économistes pour justifier ce bouleversement ?

Le réalisme. « L’abstraction de l’homo oeconomicus ne résiste pas à l’épreuve des faits ». Autrement dit, les économistes auraient pris conscience du fait que les individus « ne se comportent pas toujours rationnellement », pour reprendre les mots utilisés par Jean Tirole dans cette même tribune. On ne manquera pas d’être surpris par la légèreté de cet argumentaire car, enfin, les économistes n’ont pas attendu les expériences de l’économie comportementale pour savoir ce qu’il en était de la rationalité des êtres humains !

Aucun des illustres économistes qui ont défendu l’hypothèse de l’homo oeconomicus ne l’ont jamais envisagée comme étant une hypothèse réaliste.

Plus sérieusement, il importe de souligner avec force qu’aucun des illustres économistes qui ont défendu et propagé l’hypothèse de l’homo oeconomicus ne l’ont jamais envisagée comme étant une hypothèse réaliste ! Le penser, c’est méconnaître le sens même de cette hypothèse. À commencer par Vilfredo Pareto, souvent considéré comme celui qui a introduit cette notion dans la pensée post-révolution marginaliste, qui écrit : « l’homme réel n’est pas identique à l’homo oeconomicus ». Son idée est que la réalité est trop vaste pour être connue. C’est le cas du comportement humain qui est multiple : « l’homme réel comprend l’homo oeconomicus, l’homo ethicus, l’homo religiosus, etc. ». En ce sens l’homo oeconomicus est une pure abstraction qui a pour vocation de définir un idéaltype. Si nous nous tournons vers cet autre célèbre défenseur de l’homo oeconomicus qu’est Milton Friedman, nous observons cette même méfiance à l’égard du réalisme. Il va même jusqu’à écrire : « Une hypothèse pour être importante doit avoir des postulats empiriquement faux ».

Ou encore : « les tentatives de construire des théories sur la base de catégories conçues pour être pleinement descriptives sont vouées à l’échec ». Si, pour finir ce bref tour d’horizon, nous considérons l’épistémologue Karl Popper, également partisan de ce qu’il nomme « le principe de rationalité », là encore aucune ambiguïté : « le principe de rationalité ne joue pas le rôle d’une proposition empirique ou psychologique ».

Mais alors de quoi l’homo oeconomicus est-il le nom ?

D’une posture méthodologique qui place la construction d’abstractions au coeur de l’activité scientifique parce qu’elle ne croit pas que le réel puisse se faire connaître autrement qu’au travers de la production de « types idéaux ». Comme l’écrit Milton Friedman, « les types idéaux ne sont pas censés être descriptifs ; ils sont censés isoler les caractéristiques qui sont cruciales pour traiter un problème donné ».

Tel est l’enjeu que recouvre ce concept : mettre l’accent sur le rôle de la stylisation conceptuelle qui, par nature, s’écarte de la simple description.

On le voit d’ailleurs tout à fait clairement aujourd’hui puisque son abandon se traduit concrètement par une réorientation de toute la discipline vers l’expérimentation et l’analyse des bases de données, au détriment de la réflexion théorique, ce que j’ai proposé de nommer « le tournant expérimental ». L’époque est aux « big data scientists ». S’il n’y a pas lieu de rejeter les efforts de la profession pour mieux comprendre le monde, il faut cependant en rappeler les étroites limites : l’exploitation, même la plus intelligente qui soit, des bases de données ne conduit à rien si elle n’est pas orientée par une hypothèse. Entre la description de la réalité et sa compréhension, il y a un gouffre.

En conclusion, s’il y a mille raisons de critiquer l’homo oeconomicus, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain

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