Une crise que ne ressemble à aucune autre

Par Daniel Cohen qui intervient sur Réinventer la politique économique après la crise COVID et Un chemin vers un monde plus résilient ?

Le Covid a été une crise “totale”, pour paraphraser Marcel Mauss. L’État a dû prendre en charge l’organisation de l’espace public, des transports en commun, professionnel voire familial (en décidant d’envoyer les enfants à l’école ou non). Passé le premier confinement, il est vite apparu que la gestion de la crise exigeait en réalité une coproduction de l’État avec les agents privés, ménages et entreprises, et de l’ensemble des personnels de santé. C’est la cohésion de la société tout entière qui a été testée. Comme le montre une note du Conseil d’Analyse Économique, la résilience des pays face au Covid a été intimement liée à la confiance des populations envers leurs institutions publiques, qu’il s’agisse du gouvernement ou de la communauté scientifique. Préparer la prochaine crise, une nouvelle épidémie, un été caniculaire ou une crise alimentaire, obligera à tirer toutes les leçons de celle que nous venons de traverser. Il n’y aura pas toujours un remède miracle comme le vaccin pour les résoudre.

D’un point de vue économique, les grands gagnants de la crise ont été les Amazon, Apple, Netflix, dont la capitalisation boursière a explosé durant le confinement. Le virus est venu à point nommé pour les acteurs du numérique, qui ont pu mener une expérimentation grandeur nature de l’incorporation du monde physique dans le monde virtuel. Sous le feu de la crise sanitaire, la rationalité du capitalisme numérique est apparue sous un jour cru : gagner de l’efficacité en dispensant les humains de se rencontrer en présentiel. De nombreuses activités ont fait l’expérience d’une dématérialisation inédite, dans la médecine par exemple, où un grand nombre de consultations a dû se faire à distance. Le télétravail sera sans doute le legs le plus marquant de cette crise, avec ses promesses, une plus grande autonomie, et ses risques, un démantèlement accru des collectifs professionnels.
Au niveau macroéconomique, le Covid ne ressemble ni aux épidémies du passé, ni aux crises économiques traditionnelles. Les épidémies ont généralement un impact direct sur l’économie à proportion du nombre de morts. Les économistes qui se sont penchés sur les exemples historiques ont conclu qu’elles étaient généralement bonnes pour les travailleurs, pour une raison simple et macabre : la mortalité crée une rareté des personnes susceptibles de travailler, laquelle profite, dans une logique toute malthusienne, à ceux qui survivent. Le Covid était censé être d’une nature différente : la crise n’était pas due au nombre de morts stricto sensu mais aux politiques sanitaires destinées à les éviter. La déflation, plutôt que l’inflation, devait en résulter. La plupart des prévisions, en 2020, avaient ainsi anticipé pour la France un taux de chômage à deux chiffres. À la surprise générale, et à la différence aussi des crises financières passées, les économies avancées ont fait preuve d’une capacité de rebond exceptionnelle, tant au niveau du PIB qu’à celui de l’emploi.
Le Covid restera dans les annales comme la crise la plus violente et la plus courte d’après guerre. Dès l’été 2020, après le premier confinement, l’économie avait montré une résilience exceptionnelle. À chaque fois que la pression sanitaire s’est relâchée, les économies repartaient à la hausse.
Avec la vaccination engagée dans les pays avancés, la reprise a été flamboyante. Comment l’expliquer ? Il y eut d’abord, dans la plupart des pays avancés, une immense dépense publique destinée à éviter la perte de pouvoir d’achat des personnes empêchées de travailler par la distanciation sociale. Il y a aussi une différence majeure avec les crises financières. Celles-ci aiguisent ce que Keynes appelait les esprits animaux des investisseurs : la crise rend pessimiste , l’investissement et l’embauche se bloquent, provoquant une spirale déflationniste.
Si le Covid l’a déjouée, au-delà du rôle des mesures de soutien, c’est sans doute parce que les esprits animaux, cette fois-ci, sont restés obsessivement concentrés sur l’évolution du virus : aussitôt qu’il régressait , la confiance revenait, la consommation et l’embauche suivait. Il y aura beaucoup à apprendre aussi, pour les macroéconomistes, des mécanismes mentaux qui ont été mis en oeuvre cette fois-ci.
Au-delà de la reprise économique et de ses effets mécaniques sur l’embauche, il semble qu’une rupture qualitative plus profonde soit à l’oeuvre du côté des salariés eux-mêmes. Nombre d’employés ont mis la crise à profit pour tenter de se reconvertir vers des emplois plus intéressants. Hôtels et restaurants, notamment, ont tous faits l’expérience des difficultés considérables à retrouver leurs anciens personnels. Les États- Unis font l’expérience très vive de ce processus, la crise y étant désormais caractérisée comme “the great resignation” : la grande démission, le nombre élevé de postes vacants témoignant des fortes difficultés de recrutement, malgré un taux de chômage qui reste au-dessus des niveaux d’avant crise. Comme le dit Paul Krugman, la pandémie a été l’occasion, pour de nombreux employés, de réfléchir à leur situation personnelle. Beaucoup de ceux qui ont pu travailler à domicile ont réalisé à quel point ils détestaient commuter.
Certains qui travaillaient dans l’hôtellerie et la restauration ont réalisé, pendant leurs mois de chômage forcé, à quel point ils détestaient leur emploi. Plutôt que de chercher à obliger les travailleurs à accepter à tout prix les emplois délaissés, en réduisant les allocations chômage par exemple, il vaudrait bien mieux profiter de cette crise pour revaloriser, au double sens du terme, les emplois concernés. Sans renvoyer aux épidémies passées, une crise comme celle que nous vivons mérite qu’on réfléchisse à ce qu’elle nous apprend de nous mêmes et du fonctionnement de la société.

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