Une mondialisation heureuse est-elle possible ?

Lionel Fontagné

 Par Bruno Cabrillac, Directeur général adjoint des études et des relations internationales, Banque de France et Lionel Fontagné, Professeur, Ecole d'Economie de Paris, qui interviennent sur la conférence des Jéco 2023 : Une mondialisation heureuse est-elle possible ?

Les citoyens européens n’ont pas attendu le choc de la pandémie du Covid19 et les interrogations sur les dépendances qu’elle a suscitées pour avoir une perception contrastée des effets de la mondialisation. Ils la jugent majoritairement positive pour leur pays, bien qu’elle tende à augmenter les inégalités sociales, comme le relevait par exemple un sondage Eurobaromètre de 2017. Cette tension est exacerbée dans le cas des répondants français, dont une minorité seulement voyait les aspects positifs, alors que les trois quarts estimait qu’elle accroît les inégalités.

Cette perception contrastée est, contrairement à la présentation qui en est souvent faite, parfaitement en phase avec les enseignements des études économiques. Dès l’origine l’impact du commerce international a été envisagé en mettant les gains macroéconomiques de l’ouverture en regard des aspects redistributifs : l’ouverture fait des gagnants et des perdants, en dépit d’un gain net pour l’économie dans son ensemble. Ce sont les « deux faces de la mondialisation » (Fontagné, 2021). Les travaux menés aux États-Unis sur le « China shock » ont souligné que les perdants étaient concentrés dans l’espace (Autor, Dorn & Hanson, 2013), et que l’impact était très hétérogène à travers plus d’un millier de marchés du travail locaux, gagnants ou perdants en fonction du degré d’exposition à la concurrence des importations, du degré de diversification de l’économie locale et du bénéfice tiré de la consommation à des prix plus bas (Caliendo, Dvorkin & Parro, 2019). Plus récemment Galle, Rodríguez-Clare & Yi (2023) ont estimé la relation structurelle entre les changements induits dans l'emploi manufacturier par le choc chinois et les revenus moyens différentes zones d’emploi aux Etats-Unis : ils montrent que si l’irruption de la concurrence chinoise a amélioré en moyenne la situation des américains, les pertes subies par 13% de la population sont jusqu'à quatre fois supérieures à ce gain moyen. Non seulement il y a des gagnants et des perdants, mais les pertes sont plus concentrées que les gains.

Toutefois, la littérature économique s’est largement focalisée sur la situation dans les pays riches. Au niveau mondial, les inégalités ont reculé au cours des trois dernières décennies parce que les inégalités entre pays ont reculé (Chancel, Piketty, Saez, & Zucman G., 2023)), notamment grâce au rattrapage accéléré des pays émergents, notamment la Chine et dans une moindre mesure, l’Inde et l’Indonésie ou le Brésil. Toutefois, une majorité de pays pauvres, notamment en Afrique, n’ont pas connu de rattrapage. Ces deux évolutions concomitantes de l’accélération de la mondialisation y sont liées (Milanovic, 2018), le rattrapage des pays émergents est tiré par l’augmentation de leur part de marché mondial, le décrochage de l’Afrique subsaharienne va de pair avec sa marginalisation dans le commerce mondial. Cette phase de la mondialisation produirait donc des effets diamétralement opposés des précédentes qui s’étaient traduites par une augmentation forte des inégalités, tirée par les inégalités entre pays.

Cette réduction des inégalités a surtout profité à une classe moyenne en forte expansion dans les pays émergents que Gunter & Wilcher (2020) chiffraient à plus de 400 millions de personnes. De fait en Chine et, dans une moindre mesure en Inde, les inégalités ont fortement progressé sur les trois dernières décennies, mais sont en recul depuis une dizaine d’années, selon la Banque mondiale. Surtout, selon la même source, la pauvreté absolue a quasiment disparu en Asie de l’est et a été réduite de moitié en Asie du sud, soit au total, 1,4 milliards de pauvres en moins depuis 1990 dans ces deux régions, même si le nombre de pauvres a continué d’augmenter en Afrique sub-saharienne. Il y a donc aussi des gagnants et des perdants dans les pays émergents et en développement, mais la mondialisation y est sans conteste, et au moins sur le plan de la prospérité matérielle, globalement heureuse.

Ce narratif débouche sur un problème ardu d’économie politique pour les pays à haut revenu : comment compenser les perdants tout en conservant les bénéfices de l’ouverture ? A supposer que la politique économique adéquate soit connue et mise en place (mais comment identifier à coup sûr les perdants et s’assurer que les gagnants contribueront effectivement), la mondialisation serait-elle heureuse pour autant ? La réponse est négative, et pour le comprendre il faut changer de focale.

Une mondialisation heureuse ne pose pas que des questions de distribution des revenus, au sein ou entre pays, elle pose aussi – et peut-être avant tout – de difficiles sujets de gouvernance mondiale. La mondialisation est en effet un facteur déterminant du renforcement des interdépendances et des interactions entre entités souveraines. C’est la mondialisation qui crée certains biens publics mondiaux, comme par exemple la stabilité financière internationale (Rey, 2023). Cependant d’autres biens publics, mondiaux par nature, comme le climat, les océans ou la biodiversité sont également affectés par la mondialisation soit que celle-ci accélère les processus de réchauffement ou de dégradation de la biodiversité, soit qu’elle limite l’opérationnalité des solutions purement nationales (REF, 2023). Le continent africain est ici aussi en première ligne en termes d’exposition au changement climatique, s’ajoutant à la résistance de la pauvreté déjà mentionnée.

Les problèmes de gouvernance mondiale ont été (imparfaitement) traités, comme la question des disciplines commerciales au niveau international : après tout chaque pays a une voix à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), et les pays en développement y font systématiquement l’objet d’un traitement dit « spécial et différencié », moins exigeant par exemple en termes d’engagements en termes d’ouverture à la concurrence des importations. Si la règle du consensus, à l’OMC comme dans les organisations onusiennes est un élément fort de l’inertie de la gouvernance mondiale, le vote pondéré pose d’autres problèmes. Ainsi la représentation des pays émergents dans les instances des institutions de Bretton Woods, n’est pas satisfaisante du point de vue de ces pays et entraîne un risque fort de fragmentation qui contribuerait à remettre en cause la mondialisation ce qui comme l’indique le FMI pèserait de manière disproportionnée sur les pays pauvres. 

Enfin, le climat, a trouvé une solution posant deux difficultés relevées par le Nobel William Nordhaus : cette solution, fondée sur le engagements nationaux (les « contributions nationalement  déterminées ») est à la fois non coordonnée – la somme des engagements ne suffit pas à atteindre l’objectif et la répartition de l’effort ne tient pas compte des coûts marginaux d’abattement des émissions – et non contraignante.

Quel est en fait le problème ? En plus de contribuer directement aux émissions mondiales par le transport des marchandises, le commerce international sape une partie des efforts de décarbonation entrepris de cette manière non coordonnée au niveau international. Comme le contenu en carbone des produits les plus intensifs en énergies fossiles est taxé différemment par chaque pays, cela contribue au déplacement de leur production vers les pays où ce prix est plus bas. A ces fuites directes de carbone s’ajoute un effet indirect si l'effort de réduction de l'utilisation des combustibles fossiles par certains grands pays fait suffisamment baisser leur prix mondial pour entraîner une augmentation de leur consommation dans les pays qui ne participent pas à l'effort (Bellora & Fontagné, 2023).

Le climat est un bien public mondial L’émission de gaz à effet de serre, quel que soit l'émetteur, augmente la concentration atmosphérique de ces gaz et génère le même dommage pour la planète et l’économie mondiale. Si des instruments de réglementation limitant les émissions peuvent être envisagés, la théorie économique suggère de privilégier les instruments de marché donnant un prix au carbone (Gollier & Tirole, 2015).

La réponse la plus efficace à la détérioration de ce commun mondial serait en fait la fixation d'un prix uniforme du carbone au niveau mondial, sous la forme d'une taxe ou d'un marché mondial de permis d'émission. Ce prix uniforme, qui reflèterait le coût social des émissions (qui compenserait l’externalité), permettrait d'égaliser les coûts marginaux de décarbonation à l'échelle mondiale et donc d’en minimiser le coût. Il y a malheureusement de multiples raisons pour lesquelles cette solution théorique est inopérante, et ces raisons convoquent chacune un problème d’équité et de gouvernance mondiale. Contrairement à ce qui se passe pour les biens publics locaux, il n'existe pas d’institution au niveau international susceptible d’organiser ce système. En l’absence d’une telle institution, les pays doivent donc recourir à la négociation pour tenter de parvenir à un accord international sur la politique climatique. Ils ont commencé à négocier lors de la COP1 en 1995 et se sont retrouvés chaque année depuis, avec un succès limité. La tâche, extraordinairement difficile, a débouché sur l’Accord de paris ont on a souligné plus haut les limites. Il y a probablement plusieurs raisons à cela.

Premièrement, les incitations à la non-participation effective sont très fortes. Chaque pays gagne à l’action climatique des autres, alors que la sienne est coûteuse et a des effets dilués. Deuxièmement, la dimension temporelle du problème du changement climatique exige de décider comment répartir les efforts sur un long horizon temporel, entre générations. Enfin et surtout la justice ne peut être séparée de l'efficacité dans la conception d’une la politique climatique. (Fontagné & Schubert, 2023). Les pays pauvres ne sont pas responsables du stock des émissions passées. Ils n’ont pas non plus les ressources financières pour faire face aux conséquences climatiques de l’accumulation de ce stock. Mais doit-on pour autant tenir les générations contemporaines des pays à haut revenu responsables de décisions prises par les générations les ayant précédées, lesquelles ne disposaient pas à l’époque de l’information scientifique sur les conséquences futures de leur action ? Enfin une fraction non négligeable, appelée à croître fortement, des émissions mondiales est le fait de pays de grande taille et à forte croissance ne relevant d’aucune des catégories précédentes.

Des solutions ont été proposées, comme le prix plancher mais différencié du carbone – une proposition du FMI (Parry, Black & Roaf, 2021). La difficulté est ici que les grands émergents supporteraient l’essentiel de l’effort, sans contrepartie. Une plus grande ambition consisterait à reconnecter les sujets de gouvernance mondiale : ceci pose la question des hiérarchies de normes entre le commerce mondial et le climat, la question de la représentation des grands émergents dans les institutions internationales et celle de leur participation plus déterminée à l’effort de décarbonation.

Références :

Autor, D. H., Dorn, D., & Hanson, G. H. (2013). The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States. American economic review, 103(6), 2121-2168.

Bellora C., Fontagné L. (2023),   EU in Search of a Carbon Border Adjustment Mechanism, Energy Economics, July, 106673.

Caliendo, L., Dvorkin, M., & Parro, F. (2019). Trade and labor market dynamics: General equilibrium analysis of the china trade shock. Econometrica, 87(3), 741-835.

Chancel L., Piketty T., Saez E., Zucman G. (2023) World Inequalities Report 2022, UNESCO

Fontagné L. (2021), La feuille de paye et le caddie, Presses de Sciences Po.

Fontagné, L., & Schubert, K. (2023). The Economics of Border Carbon Adjustment: Rationale and Impacts of Compensating for Carbon at the Border. Annual Review of Economics, 15.

Galle, S., Rodríguez-Clare, A., & Yi, M. (2023). Slicing the pie: Quantifying the aggregate and distributional effects of trade. The Review of Economic Studies, 90(1), 331-375.

Gollier C, Tirole J. (2015), Negotiating effective institutions against climate change. Economics of Energy & Environmental Policy 4(2):5-28.

Gunter B., Wilcher B. (2020) Three decades of globalisation: Which countries won, which lost? The World economy, Vol 43, issue 4

Milanovic B. (2018) Global inequality, a new approach for the age of globalization. Harvard University Press

Parry I., Black S, Roaf J. (2021), Proposal for an international carbon price floor among large emitters. International Monetary Fund Climate Notes 2021/001.

Revue d’Economie Financière (2023) Le financement des biens publics mondiaux, n°151, novembre.

Rey H. (2023), La stabilité financière comme bien public mondial, Revue d’économie financière, novembre 2023

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