Monsieur Jourdain saute à l’élastique

Par Sylvie Goulard (sous-gouverneure de la Banque de France) pour la conférence "Europe : le grand saut fédéraliste ?"

La peur du fédéralisme remonte aux tourments de la Révolution. Pourtant les Français participent déjà, depuis des décennies à des coopérations organisées sur un mode fédéral, dans l’Union européenne. Grâce aux politiques monétaire ou commerciale, l’Europe est en mesure de s’affirmer. Dans un monde en plein changement, l’UE a besoin de se doter d’une organisation politique solide, légitimée, respectueuse des diversités, ce que permet justement le fédéralisme. Les angoisses du « saut dans l’inconnu » sont aussi infondées que préjudiciables à l’intérêt national.

Souvent, en France, le terme « fédéral » est associé à celui de « saut », comme si la seule évocation de cette forme d’organisation des pouvoirs publics suscitait le vertige.

L’historienne Mona Ozouf a bien montré l’origine de cette répulsion qui remonte à l’opposition entre les Montagnards, jacobins, farouchement attachés à l’unité nationale et les Girondins défenseurs de la diversité, et de l’autonomie régionale. Même si l’opposition n’était pas si schématique, le sort tragique des derniers a rejailli sur leurs idées. Le jacobinisme perdure, comme le montre la simple comparaison des définitions de fédéralisme dans les dictionnaires français et allemand. Le Robert présente le fédéralisme comme une dévolution des pouvoirs par le centre quand le Duden évoque l’édification d’un Etat fédéral par des entités fédérées conservant leur autonomie. La nuance n’est pas mince. Loin d’être un saut hasardeux dans l’inconnu, la démarche fédérale procède en effet de la volonté de mettre en commun des compétences pour mieux agir.

Ce sont les Français, si désireux que l’Europe s’affirme comme puissance, qui devraient être les plus ardents fédéralistes. Sans une organisation politique plus forte, et mieux légitimée, les promesses de « souveraineté européenne » risquent d’être déçues. En matière de diplomatie, de défense, ou face aux vagues de migration, l’Europe ne s’est jamais donné les moyens d’exister comme un espace défini, doté des moyens d’agir. En matière monétaire au contraire, l’Union européenne est un acteur mondial parce qu’elle est organisée sérieusement, avec une Banque centrale incarnée dans sa Présidente, capable de décider rapidement à la majorité et dotée d’un pouvoir discrétionnaire. De même, sa politique commerciale est respectée dans le monde car la négociation est confiée à un commissaire par les gouvernements, sous le contrôle du Parlement européen. Enfin, la Cour de Justice, à caractère elle aussi fédérale, permet de dire et de faire rayonner le droit européen. Ainsi, la peur du fédéralisme est d’autant moins compréhensible que, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, les Français ont …déjà sauté et qu’ils ne s’en portent pas si mal.

Les atermoiements dans la tourmente financière des années 2008/2015 ou plus récemment, la naissance au forceps du fonds de relance lors du Conseil européen de juillet, montrent les limites des négociations intergouvernementales, qu’il s’agisse de gérer une crise ou d’engager durablement l’avenir.

Naturellement, le fédéralisme implique un partage de souveraineté. Mais la souveraineté pure et parfaite est une vue de l’esprit. Qui prétend « reprendre le contrôle », en l’exerçant seule, risque de ne peser grand-chose, comme les Anglais vont le mesurer peu à peu. Dans un monde d’interdépendance accrues par le changement climatique, technologique, c’est en partageant la souveraineté qu’on la récupère le mieux. Avant la création de l’euro, la Banque centrale de toute l’Europe était déjà installée à Francfort. C’était …la Bundesbank allemande. Aucun Français ou Italien ne siégeait dans le conseil des gouverneurs. Encore aujourd’hui, le Danemark conserve formellement sa couronne mais doit en réalité se conformer aux décisions d’une BCE à laquelle il ne participe pas.

Lorsque Victor Hugo imaginait l’avenir, avec de grandes ambitions pour la France et ses voisins, il faisait sienne la perspective des Etats-Unis d’Europe. Aujourd’hui, ceux qui sont le plus fascinés par l’exercice de la puissance sont en général les moins disposés à donner à l’Europe les moyens de l’acquérir.

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