Sanctionner l’économie d’un pays : une solution ?

photoPar Céline Antonin qui interviendra sur les conférences des Jéco 2022 "Sanctionner l’économie d’un pays: une solution?" et "Les chercheurs, mal-aimés en France ?"

L’intervention militaire russe en Ukraine et les nombreuses salves de sanctions qui s’en sont suivies de la part des pays occidentaux (États-Unis, Union européenne…) relancent le débat sur le but et l’efficacité des sanctions. Quel est l’objectif politique réel des sanctions ? Peuvent-elles être efficaces ou existe-t-il des moyens de contournement dans une économie mondialisée ? Conduisent-elles à un jeu perdant-perdant ?[1]

Askari et al. (2003) définissent les sanctions comme des « mesures coercitives, imposées par un pays ou un groupe de pays à un autre pays, son gouvernement ou des entités individuelles visant à induire un changement de comportement ou de politique ». Ces sanctions peuvent être générales ou ciblées, bilatérales ou multilatérales, commerciales et/ou financières.

Lorsque l’on évalue les sanctions, on a coutume de leur assigner un objectif unique, mais la réalité est beaucoup plus complexe. Il existe en réalité une pluralité d’objectifs, comme le montre Barber (1979) : des objectifs primaires, visant à la modification du comportement du pays cible ; des objectifs secondaires, visant à satisfaire les forces politiques domestiques ; et des objectifs tertiaires, qui visent à promouvoir la défense de certaines valeurs. Ainsi, l’efficacité des sanctions ne peut se juger uniquement à l’aune des objectifs primaires.

Comme le relèvent Coulomb et Matelly (2015), l’efficacité des sanctions est débattue ; les études récentes évoquent un niveau de réussite moyen de 30 % d’efficacité des sanctions ciblées (Targeted Sanctions Consortium, 2012). Les sanctions sont parfois accusées d’être contreproductives. Dans le pays sanctionné, elles sont susceptibles d’apporter un surcroît de légitimité au dirigeant, voire d’aggraver la situation des populations civiles (accès aux besoins primaires, aux soins et services médicaux, à l’alimentation de base…). Elles peuvent engendrer des contre-sanctions, comme on le voit actuellement de la part de la Russie à l’encontre des pays européens.

Comme le montre le rapport PERSAN (2017), mesurer l’efficacité est en réalité insuffisant pour rendre compte de l’opportunité des sanctions. Plutôt que l’efficacité, les auteurs plaident pour une mesure de la « performance » de la sanction, autour du triptyque pertinence-efficacité-efficience. Si la notion d’efficacité mesure seulement l’adéquation entre objectifs et résultats, la notion de pertinence évalue l’adéquation entre moyens et objectifs. Si un pays est très inséré dans la mondialisation et a des possibilités de contournement de sanctions bilatérales, alors la sanction perdra de sa pertinence. Par ailleurs, l’efficience mesure le lien entre moyens et résultats, autrement dit, elle rend compte de l’effet des sanctions sur le pays émetteur.

Aujourd’hui, la question de la performance des sanctions revient au premier plan avec l’offensive russe en Ukraine. Six vagues successives de sanctions ont été décidées par l’Union européenne. Les quatre premières salves de sanctions européennes visaient le commerce avec la Russie, mais les produits énergétiques et les banques très impliquées dans le secteur énergétique étaient tenus à l’écart. La situation a changé avec le cinquième salve de sanctions imposée par le Conseil de l’UE le 8 avril 2022, qui interdit d’importer du charbon russe à destination de l'UE à partir d’août 2022. Le sixième train de sanctions décrète quant à lui l’arrêt total des importations de pétrole russe à horizon de six mois et des produits raffinés d’ici fin 2022. Face à ces mesures, la Russie a riposté par des contre-sanctions : elle a obligé les créanciers étrangers à payer leurs importations en roubles et a suspendu ses livraisons de gaz à plusieurs pays européens via le gazoduc Yamal.

En matière d’efficacité, il est encore tôt pour juger de l’effet des sanctions sur l’économie russe, mais le bilan provisoire paraît mitigé. La moitié des réserves de change sont gelées, plusieurs des principales banques ont été coupées du système de paiement international et le brut de l’Oural se négocie avec un rabais d’environ 20 dollars par baril. Cependant, l’économie russe semble résister mieux que prévu. La banque centrale a imposé des contrôles de capitaux et augmenté fortement les taux d'intérêt, ce qui a conduit à une forte appréciation du rouble. La balance commerciale s’est améliorée : la hausse des prix mondiaux du pétrole et du gaz a compensé la « décote russe », et l'augmentation des ventes à des pays tiers semble avoir partiellement compensé la baisse des exportations vers l'UE. Notons que certains pays, à l’instar de la Turquie, jouent un rôle majeur dans le contournement des sanctions, comme l’illustre le projet discuté par V. Poutine et de R. T. Erdogan, qui vise à créer un hub gazier en Turquie dans le but de livrer du gaz russe aux pays européens [2] .

Par ailleurs, l’efficience des sanctions est remise en question par la forte dépendance de l’Union européenne au pétrole et au gaz naturel russes. Les pays européens affichent une dépendance inégale face à la Russie, les pays les plus à l’est de l’Europe apparaissant comme les plus vulnérables (Antonin, 2022). Pour répondre aux sanctions, la Russie a réduit drastiquement ses livraisons de gaz vers l’Union européenne, ce qui pourrait avoir un impact fort sur la croissance des pays de l’Union européenne (Geerolf, 2022). Or, si le coût pour le pays émetteur l’emporte sur le coût pour le pays sanctionné, alors les sanctions seront contre-performantes. L’enjeu pour le pays émetteur est donc de réduire les effets sur sa propre économie, en accompagnant au mieux par exemple les entités domestiques qui subissent le plus directement les sanctions.

Bibliographie
- Askari H., Forrer J., Teegen H. et J. Yang (2003). Economic sanctions: examining their philosophy and efficacy. Greenwood Publishing Group.
- C. Antonin (2022). « Dépendance commerciale UE-Russie : les liaisons dangereuses », Blog de l’OFCE, 4 mars 2022.
- Barber J. (1979). “Economic Sanctions as a Policy Instrument”. International Affairs, 55(3).
- Coulomb, F. & Matelly, S. (2015). « Bien-fondé et opportunité des sanctions économiques à l’heure de la mondialisation ». Revue internationale et stratégique, 97(1).
- F. Geerolf (2022). “The “Baqaee-Farhi approach” and a Russian gas embargo – some remarks on Bachmann et al.”. Sciences Po OFCE Working Paper, n°14/2022.
- Matelly S., Gomez C., Carcanague S. (2017). Performance des sanctions internationales, Typologie : étude de cas. Rapport final PERSAN juin 2017, IRIS, CSFRS.
- Targeted Sanctions Consortium (2012). “Designing United Nations targeted sanctions. Evaluating impacts and effectiveness of UN targeted sanctions”. The Graduate Institute – Watson Institute for International Studies, août 2012.

Notes :
[1] Pour approfondir la question de la performance des sanctions, le lecteur pourra utilement se référer au rapport PERSAN (2017) de S. Matelly, C. Gomez et S. Carcanague, qui a largement inspiré et nourri la rédaction de ce texte
[2] La Tribune, Erdogan et Poutine s'accordent pour bâtir un « hub gazier » de l'Europe en Turquie, 13 octobre 2022.

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